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Je ne sais pas si l’on peut dire que nous soyons réellement sortis ensemble. Nous nous sommes incontestablement fréquentés mais peut être pas tellement plus. Le temps a cette manière d’éroder les histoires, de transformer la passion en un banal flirt estival. Pourtant je me souviens avec limpidité de l’attente, de ces moments où elle avait toujours mieux à faire et où il fallait multiplier les dérivatifs pour ne pas laisser une infantile et capricieuse rage gonfler ses veines. Oui je me souviens d’une attente pénible, difficile à surmonter. L’être chéri filait entre mes doigts, et plus il filait, moins mon regard se déposait sur d’autres femmes. J’étais si vaniteux. Vaniteux parce que Fai irradiait son univers et que, réalisant les convoitises qu’elle provoquait, je ne pouvais me résoudre à ne pas être celui qui la charmerait le premier. Oui nous n’étions peut-être pas un couple mais mes sentiments, aussi faussés soient-ils, n’en étaient pas moins intenses.

Tout le monde dit qu’à la fin on ne conserve que les bons souvenirs, mais Fai n’était pas le genre de fille dont on conservait quoique ce soit. Elle était volatile, brumeuse et opaque. Plus on l’approchait, plus elle vous échappait via une imprévisible pirouette. On croyait l’appréhender, en découvrir les secrets mais on ne faisait que l’effleurer. Du coup c’était au mystère qu’on finissait par s’attacher et non plus à la personne. Rétrospectivement, j’ai toujours du mal à identifier les facteurs qui avaient pu déclencher une telle ferveur. Je crois que Melle Deracre était avant tout magnétique. Elle offrait un nouvel axe de lecture à la féminité, quelque chose d’à la fois viril et subtil, quelque chose qui altérait les référentiels et modifiait les ressentis habituels, quelque chose qui aurait dû désarçonner les hommes mais qui au contraire générait une inéluctable attraction. C‘est cette universalité dans la différence qui devait me toucher. Mes amis, qui me voyant si affecté, si perturbé par cette nouvelle présence et à qui je n’osais présenter celle qui jouait avec moi, celle qui était la fois ma compagne et une furtive apparition, me couvraient de questions. Je m’enfermai alors dans un mutisme hagard où seuls des mots d’une platitude peu élégantes parvenaient jusqu’à ma bouche.

Puis un jour Fai est partie. Elle n’a pas laissé de mots, elle m’a traité avec la même indifférence que les autres, comme un prétendant lambda, comme un adolescent qui croyait voir des sentiments là où il n’y avait que tours de passe-passe. Certains prétendaient qu’elle avait fui vers les Etats-Unis, que les amusements d’ici l’avaient lassés et qu’elle souhaitait dorénavant connaitre la vraie vie, parcourir les terres, irradier les villes, faire trembler des assemblées toujours plus grandes. D’autres, au contraire, restaient persuadés qu’elle s’était exilée, qu’elle ne supportait plus la pression pesante des regards plein de convoitise, qu’elle avait besoin de se retrouver, de se rappeler qui elle était.

Pour ma part, les raisons de l’absence m’importaient peu, seul comptaient les conséquences. Et les conséquences étaient justement qu’il n’y avait pas de conséquence. Fai était partie et ne me manquait absolument pas, comme si, à chaque kilomètre parcouru, la puissance de son aura avait décru de manière exponentielle. Clairement, à ce stade, je pensais ne jamais la revoir.

Ainsi, j’ai presque été surpris lorsque le retour d’Arcade Fire fut confirmé. Par des mécanismes non-rationnels, je m’étais vraiment persuadé que le groupe se brulerait les ailes et exploserait en plein air, qu’il deviendrait ce genre de formation culte qui après deux grands albums ne laissaient pour miettes que des albums solos en quête d’une gloire passée. Je pensais que Régine Chassagne et Win Butler se séparerait dans le sang et les larmes, je pensais que Richard Parry quitterait la piraterie avant d’avoir une prime trop importante sur sa tête, je pensais qu’aucun septuor ne pouvait défier la loi de Poisson. Depuis le début, je pensais mal.

Suite à un « Neon Bible » qui dans sa splendeur et sa doctrine prenait déjà une certaine hauteur, on pouvait s’attendre à ce que ce retour s’intitule « A Confederacy of Dunces », du nom de l’autre (voir de l‘unique, si l‘on parle d‘un point de vue qualitatif) roman de John Kennedy Toole. Oui on imaginait bien le groupe défraichir des terres toujours plus funestes et déconnectées des préoccupations des mornes humains que nous sommes. Pourtant dès la première écoute, « The Suburbs » étonne par son immédiateté, par sa facilité presque. Il sonne affable, ouvert sur le monde, désireux d’aimer et d’être aimé, soit une parfaite antithèse de ce que peut représenter l’atrabilaire Ignatius. Oui il s’agit d’un disque long et généreux, un peu fourre-tout aussi qui ressemble bien plus au premier album d’un groupe qui aurait tout à prouver qu’à une succession d’axiomes directifs à vocations totalitaristes.

Les membres de Arcade Fire s’évertuent, au sein d’un unique essai et selon une stratégie des plus korniennes, à prendre du recul par rapport à leurs succès, à jeter un coup d’œil dans le rétroviseur, et à se rappeler d’où ils viennent et qui ils sont. Le concept du retour aux sources et de la plongée dans l’adolescence a beau être édulcoré, les canadiens y investissent suffisamment d’âme pour rendre la démarche crédible ; la nostalgie souvent teintée d’un certain malaise n’a alors rien de virtuelle ou de superficielle. Une des réussites de « The Suburbs » réside d’ailleurs dans ce curseur qui, d’un regard attendri, s’arrête sur un passé qui n’a rien de radieux : le groupe se frotte à l’aliénation de l’adolescence, à la grisaille de la banlieue et au lieu de se focaliser sur le soulagement, sur la satisfaction consécutive à l’extraction, il attaque frontalement son passé avec ses joies et ses peines. Leur concert donné sur le parking du supermarché caractéristique de cette période n’est nullement anecdotique. Le concept de « The Suburbs » n’a rien d’intellectuellement ambitieux et il est bien plus question d’honnêteté des sentiments que de recherches et d’innovation. C’est en ça que ce nouvel opus tranche si nettement avec « Neon Bible ».

In the suburbs I / I long to drive / And you told me we’ll never survive / Grab your mothers keys we’re leaving

Sur le titre qui emprunte son nom à l’album et qui ouvre la faille temporelle, piano puis guitare puis clavier créent des toiles de fonds successives qui défilent devant l’auditeur comme les enseignes d’une zone d’activité observées à l’arrière de la berline familiale, la tête collée contre la vitre, par un enfant las de ces dimanches monotones. Pourtant lui non plus n’y coupera pas et plus tard il trouvera du charme à cette rassurante routine.

La discographie s’inverse et il y a ici à la fois la fougue et les maladresses des premiers albums. Ce n’est pas l’album de la maturité ou autres conneries de ce genre. Il ne s’agit pas d’être vieux et de faire un point sur le chemin parcouru mais bien de prouver que justement l’on a pas vieilli. L’exercice est à double tranchant mais semble découler plus d’une nécessité que d’un choix. On sent le besoin de tout cracher sur le papier sans faire le tri, l’envie de démontrer l’étendue de ses capacités,
d’être à la fois cohérent et incohérent tout au long de 16 chansons qui battent sur la longueur « The Funeral » d‘une bonne dizaine de minutes. Le principal problème de « The Suburbs » vient justement du fait qu’on ne peut pas jouer sur les deux tableaux, et celui de l’instantanéité et celui de la longueur. A un moment où un autre on se retrouve forcément sur le fil et l’alternance entre grandes batailles et victoires mesquines devient l’inévitable chemin.

Pour ce qui est des combats épiques, c’est « Ready To Start » qui marquera le début de la croisade. Voix héroïque, guitares qui courent le long de l’autoroute et clavier chavirant dans le marasme des moteurs confèrent à la chanson la force d’un « No Cars Go ». La structure est assez caractéristique de la manière dont Arcade Fire amène des mélodies différenciantes. La pression monte, on pense que les nerfs vont lâcher, que l’ensemble va s‘effondrer, que le groupe va courir se confesser dans la première église venue, et pourtant ça tient. La puissance n‘est jamais démentie. Discrètement mais surement, elle s’accumule avec aplomb pour finalement s’arrêter là où on l’attend le moins. Puis c’est « Empty Room » qui, emporté par une cavalcade de violon imaginairement lancé par un Owen Pallett qui aurait profité d’un Thanksgiving familial pour faire une dernière répèt avec son groupe d’enfance, poursuit la percée homérique avec une Régine Chassagne combative et déterminée. On y découvre une forme de joie à laquelle le groupe ne nous avait jamais habitués, une sorte de bonheur mélancolique.

Now you’re knocking on my door / Sayin’ please come out with us tonight / But I would rather be alone / Than pretend to feel alright

A la manière d‘un « Working for the Church when your family die », il suffit souvent d’un rien, d’un simple mot, d’une simple euphonie pour que les frissons viennent rompre la tranquillité de l’écoute ; « Suburbans Wars » plonge l’auditeur dans la déréliction à la simple évocation de ce « my old friends » qui en une fraction de seconde rappelle toutes ces amitiés perdues, tous ces compagnons que la grande ville et les études ont emmené à jamais. L’armistice signifiait le départ vers autre chose. Aucun d’entre nous n’y a échappé. Les époques ont une fin ; mon frère n’a plus les cheveux longs et sa basse ne sort plus que rarement de son étui. « Month Of May » est la suite logique de son prédécesseur : c’est l’ultime salve punk-garage de l’adolescence, le dernier cri avant de quitter la banlieue pour la fac, le point d‘exclamation qui clôt le chapitre. C’est direct, légèrement rugueux, muni une honnêteté qui rappelle Pearl Jam et avec un « one, two, three, four » de rigueur. Pourtant malgré son « sens » et malgré les guitares qui fuzzent, la chanson a un relent de face B comme s’il s’agissait d’un titre accessoire spécifiquement destiné au live, le genre de chansons qu’Arcade Fire n’aurait auparavant pas toléré sur disque.

Car oui, alors que les deux précédents albums avaient été épurés jusqu’à la moelle pour ne conserver que la quintessence, on réalise vite que « The Suburbs » est empreint de crevasses, de moments où le groupe chute en dessous de son niveau. Les arrangements de « Rococo » sont trop maniérés, Win Butlers passe pour un dément qui reproduit tel un animal impuissant le même cri. Etrange choix pour mener au front les troupes que cette chanson qui manque de relief. C’est peut-être injuste mais pour la première fois on se dit qu’il y a eu ici du remplissage, qu’il y aurait mieux fallu s’abstenir et raccourcir l’album. Le groupe sort-il de grandi de ballades comme « Deep Blue » ? Cette mélodie artificiellement complexifiée qui nous entraine vers un refrain plein de lalala et de violons qui en font trop laisse penser que s’il ne prend pas garde à lui, il pourrait bien finir par légitimer sa place auprès de U2 et Coldplay. Et une chose est sûr, ce n’est jamais bon de légitimer sa place au sein d’un stade. De même « Sprawl I (Flatland) » n’atteint jamais le niveau d’intensité qu’il s’était fixé. Comme sur « Neon Bible » la production de Markus Dravs confère un certain sens de la dramaturgie, malheureusement, elle implique aussi une opulence qui renvoie plus à « Viva La Vida ».

Here / In my place and time / And here in my own skin / I can finally begin / Let the century pass me by / Standing under a night sky / Tomorrow means nothing

Pour la première fois, on sent une fêlure chez les Canadiens. Sans même qu’ils s’en aperçoivent, les petites imperfections laissent des micro-séquelles au niveau des mécanismes affectifs de l‘auditeur. Puis à l’ombre des oreilles conciliantes germe l’idée, l’idée que Arcade Fire se fait de plus en plus brinqueballant, que les fissures risquent de finir par se voir.

Grâce à un songwriting dont on commence à connaitre les contours sans avoir pour autant identifier les schémas, les nouvelles chansons apparaissent néanmoins rapidement comme des classiques du groupe et on jurerait connaitre depuis toujours cette accroche du médiator sur les cordes en nylon de « Modern Man ». Au premier abord, l’effet est similaire à celui de The Walkmen, ça irradie vite sans donner l’impression de n’être qu’une resucée des modèles, mais très vite on réalise qu’il s’agit avant tout d’une stratégie pour ne pas prendre de risque, et qui dit manque de prise de risque implique forcément une sensation de surplace. Ainsi « Wasted Hours » n’arrive jamais à surprendre ou à ne serait-ce qu‘à titiller tandis que sur « We Used To Wait » les intonations déjà trop connue de Win Butlers poussent vers l’auto-caricature.

Enfin dans la logique d’assumer son passé, de ne rien cacher de ses origines, Arcade Fire se dévoile sur « The Suburbs », il exhibe ses influences et ses inavouables accointances. Sur « Half Light II (No Celebration) », le résultat est probant, comme si New Order et Neil Young se retrouvait dans une chanson du « Digital Ash In A Digital Urn » de Bright Eyes et trouvait un équilibre fructueux entre sensations folk et incursions électroniques à coup de lignes de basses synthétiques. Au contraire, « Sprawl II (Mountains Beyond Mountains) » laisse un peu perplexe avec une Régine Chassane qui se lance dans un hommage à Abba, comme si « The Suburbs » se devait également d’aborder les soirées en club où ils brulaient leur jeunesse.

Children, don’t grow up / Our bodies get bigger / but our hearts get torn up

Vue la position qu’occupe aujourd’hui le groupe sur l’échiquier musical mondial, certains s’empresseront de dire que « The Suburbs » est le « Ok Computer » de Arcade Fire. Pourtant il s’inscrit dans une démarche complètement antagoniste à celle de l’album clef de Radiohead. Il ne transcende pas, il n’innove pas, aucun cap n’est franchi. Pourtant malgré son caractère déceptif, il est difficile de ne pas ajouter « The Suburbs » à sa discothèque. Non seulement l’album possède de très grands moments qui à eux seuls justifient une indulgence généralisée, mais surtout on ne se détache jamais de l’idée que Arcade Fire est un groupe important dont les défauts vaudront dans le futur autant que les qualités. Les imperfections rendent humains et les discographies avec des aspérités sont parfois les plus passionnantes.

C’était un été qui passait trop vite. Le temps était sage et respectueux de la fatigue accumulée par les hommes. Même le travail semblait moins pesant auréolé qu’il était à chaque seconde de la perspective de la bière en terrasse sur laquelle il ne tarderait à déboucher. Il n’y avait pas de perturbation. Oui c’était un été calme qui ne suscitait pas la méfiance. C’est dépourvu de toute suspicion que je m’étais alors rendu à la soirée qui officialisait le passage de juillet à aout. J’étais insouciant et apaisé ; je n’étais pas préparé à la revoir. Pourtant au milieu des convives soudainement silencieux, Fai était bien là, exhumée du monde des morts comme une carte postale qui avait jauni trop vite. La manière dont elle se détournait de la conversation pour me fixer du regard ne laissait aucun doute sur l’existence de notre histoire passée. Je me sentis défaillir comme si je venais de recevoir la photo d’un ami oublié où il portait sur ses épaules un enfant (le sien probablement) devant le supermarché de notre adolescence. Vacillant sous le coup des phénomènes proustiens, je m’efforçai de la contempler, de la cerner. Elle se dérobait alors à moi et se mélangeait à nouveau aux invités. Sa gestuelle était mieux contrôlée, ses intonations moins perçantes, oui je la trouvai moins maniérée. En lieu et place des robes stylisées d’autre fois, elle portait jean Paul & Joe et chemisier Zadig & Voltaire, je voyais bien qu’elle voulait être naturelle tout en restant classe, et si ’effet était raté, l’intention n’en était pas moins touchante. A son poignet, je reconnus le bracelet aux motifs nacrés qu’elle portait sur tous les clichés qui avaient survécu à cette enfance dont elle ne voulait jamais parler. Peut-être était-ce le signe qu’elle en avait fini avec certains démons.

Quand le temps réservé aux regards timides fut écoulé, elle se dirigea vers moi. Nous avions toujours été dans une situation où je lui courrai après sans qu’elle se retourne et le simple fait qu’elle initie une démarche vers moi me fendit le cœur.
– Je me sens comme Drogo à attendre comme ça que tu viennes me parler, dit-elle avec ce nouvelle diction que j’avais peine à reconnaitre.
La référence au « Désert des Tartares » de Dino Buzzati que nous lisions tous deux à l’époque me fit sourire.
– Pourquoi ? Me considères-tu comme l’ennemi ? répondis-je.
– Je ne sais pas, c’est à toi de me le dire…

J’aurais aimé dire que tous mes sentiments refirent alors immédiatement surface et que la perspective de repartir à zéro s’offrit à nous. Mais, elle comme moi étions trop changeants pour foncer tête baissée sur le moindre moment en suspension. Oui nous nous sommes retrouvés mais d’une manière plus saine et moins soumises aux révoltes psychologiques.

En partant, elle m’a embrassé tendrement sur la joue. Fai Deracre, je ne vous aimerai jamais plus comme avant mais je serais toujours là si vous avez besoin de moi.

Note : 7,5/10

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