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Il ne devait pas neiger ce matin sur Rungis. Personne ne l’avait prévu, personne ne l’avait senti venir. En ouvrant les volets le matin, Pierre avait au contraire cru que ce mardi ensoleillé marquerait la fin des hostilités. Plein d’optimisme, il s’était habillé léger, préférant chemise et cravate au col roulé noir qui l’avait accompagné toute la semaine dernière. Ce n’est que vers 10h alors que ses yeux s’abîmaient sur des lignes et des lignes de chiffres – comme chaque année, le mois de janvier était placé sous la coupe de la consolidation des reportings – qu’il remarqua combien le ciel s’était obscurci, combien l’armistice ne serait pas pour aujourd’hui. La neige s’abattait violement et s’étendait déjà à perte de vue sur toute la zone industrielle.

Il n’avançait pas assez vite ; les cellules Excel le défiaient également. Il déclina la proposition d’accompagner ses collègues à la cantine pour déjeuner et opta pour un simple sandwich. Sur le chemin de la boulangerie, il réalisa à quel point il avait sous-estimé le froid. Il sentait ses pieds congeler et se mit à courir dans la neige. Une plaque prématurément verglacée, des chaussures qui n’adhérent pas et cet équilibre qu’il avait toujours eu brinqueballant, Pierre tomba la tête avant et bien que la neige amorti considérablement le choc, sa tête s’enfonça suffisamment dans la poudre pour se cogner contre le sol. Il n’avait pas mal, il était juste un peu sonné et encore. Il aurait voulu pouvoir en dire autant de son costume qui lui était bon pour la teinturerie.

Le jambon-beurre et la canette de coca ne l’avait pas requinqué. Il avait froid et un mal de tête probablement consécutif au coup s’installait peu à peu. Jamais il ne survivrait à cet après-midi sans aide. A 15h, il décida de rejoindre la pharmacie de la zone pour se procurer de l’aspirine. Mais arrivé devant il eut la désagréable surprise de constater que celle-ci était exceptionnellement fermée pour la journée. « La pharmacienne a eu son premier petit enfant cette nuit ; elle nous a laissé un message pour nous dire qu’elle ne reviendrait que jeudi ! Apparemment c’est un beau garçon ! » lui dit le tenancier du café qui dans l’hostilité de l’hiver fumait une clope dehors. A l’idée de savoir qu’aucun médicament ne l’aiderait, le mal de tête redoubla en intensité. Il fallait voir les choses en face : il n’y arriverait pas aujourd’hui ! Tant pis pour le taffe, il finirait plus tard les prochains jours. Son poste resterait bien allumé 24h ; il décida de ne même pas repasser au bureau et de rentrer de suite chez lui se mettre au chaud.

« Suite à un accident voyageur, le train Gota à destination de Montigny Beauchamp, s’arrêtera en gare de Pont de l’Alma ». Putain il ne manquait plus que ça ! Aucun train pour rentrer chez lui, et ce n’était même pas une conséquence de la neige mais probablement un coup tordu de la misère sociale ! Il n’en pouvait plus. Pont de l’Alma… Il regarda l’heure et décida qu’il n’avait qu’à prendre quand même le prochain train et d’aller attendre chez son père que le trafic soit rétabli.

Il arriva au pied de l’avenue Rapp à 16h35, son mal de crâne s’était légèrement calmé et l’odeur du palier lui rappela comme toujours plein de souvenirs. Mais à peine avait-il atteint le premier étage que Pierre entendit un bruit sourd comme un impact sans neige. Il courra au troisième, sonna deux fois, ouvrit avec ses clefs et se précipita dans le salon. Son père était au sol, les dents serrées, la main sur le cœur.

Pierre ne l’avait pas remarqué mais il ne neigeait pas à Paris et les pompiers arrivèrent sur place en moins de 10 minutes. Il regarda au loin par la fenêtre : un rayon de soleil déchirait le ciel et Rungis venait probablement d’être libéré.

Le dimanche suivant, Pierre et son père buvait un café à la terrasse. L’intervention avait été rapide, tout s’était passé dans les conditions idéales et le vieil homme avait vraiment eu de la chance que son fils débarque pile à ce moment là. Cette fois Pierre en était convaincu : l’hiver avait fui. La neige qui tombe, la masse de travail qui oblige à se contenter d’un sandwich, la chute dans la neige, le mal de crâne qui ne passe pas, la pharmacie qui est fermée suite à un heureux évènement, l’accident de voyageur qui oblige le train à s’arrêter juste en bas de chez son père… et surtout cette décision qu’il n’avait jamais prise auparavant de quitter son poste en pleine journée. Il ne fallait pas chercher à comprendre la mécanique de la vie.

« Replica » de Rauelsson et Peter Broderick est un arbre dont les feuilles tombent aléatoirement, virevoltent dans le ciel et se recomposent via le jeu des hasards pour former une œuvre si évidente, si implicite, si magique que, tout sceptique que nous sommes, nous ne pouvons croire que le destin n’y est pas pour quelque chose. Les bouts de chansons de Rauelsson éparpillées aux quatre coins du disque se retrouvent liées et fusionnées par les interludes expérimentaux de Peter Broderick. Chaque feuille morte portée par une brise vivifiante regagne soudainement des couleurs et mutée par le chant en espagnol s’impose une indispensable composante de la plus belle des compositions florales.

Le chant fragile et habité, les guitares éthérées, les cordes angoissantes et rassurantes et surtout tous ces petits sons provenant du monde extérieur alors que Rauelsson et Peter Broderick avaient laissé la fenêtre du studio ouverte dans l’espoir de voir les imprévisibles sonorités du monde se greffer à leur univers personnel, tous ces petits rien féériques qui font les grands touts.

« Replica » est un disque du hasard, un disque qu’on écoute en souriant en se disant que la vie dessine à notre place des schémas d’une rare complexité. Il n’est composé que de deux chansons (« El Lobo, la Liebre y la Panza del Burro » et « Un Castillo, un Molino, un Mapa y un Plan » pour une durée totale de 36 minutes et quelques) mais ce sont les deux plus belles chansons post-hivernales. Dans dix ans, Pierre et son père seront toujours assis à la terrasse d’un café, ils écouteront « Replica » et ils seront heureux ; jamais plus ils ne nieront l’existence du destin.

Note : 8,5/10

>> A lire également, l’article de Mmarsup sur Little Reviews