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JAN KARSKI de Yannick Haenel

Par Matthieu Hybert, le 23-06-2011
Littérature et BD

« L’Histoire me sera indulgente, car j’ai l’intention de l’écrire » aimait à dire Churchill. Le premier ministre britannique avait le sens de la formule, ce n’est un secret pour personne ; mais il avait aussi le sens de l’Histoire. Surtout il savait parfaitement s’inscrire dans celui-ci. Certes pour cela tenir la plume du vainqueur est toujours plus aisé mais, par ses mots, Churchill n’a que l’honnêteté de reconnaître ce que tout le monde ne sait que trop bien, à savoir que « l’Histoire est écrite par les vainqueurs » (Brasillach) ! Dès lors où trouver la vérité historique ? Et qui serait dans ces cas là, exception faite de l’historien trop souvent tourné vers un passé révolu, le dépositaire de l’objectivité requise quand il s’agit de rendre compte pour les générations présentes et futures du cours des événements actuels. Car du romancier au témoin direct, de l’homme politique au biographe chacun donne sa propre interprétation en se souciant parfois moins de la véracité des faits que de l’utilisation qu’il pourrait en faire. Alexandre Dumas, ou son nègre, on ne sait plus trop aujourd’hui, avait d’ailleurs eu ces mots fameux si révélateurs des libertés qu’il jugeait pouvoir prendre avec l’Histoire : « Il me paraissait permis de violer l’Histoire pourvu qu’on lui fasse de beaux enfants ». Les Trois Mousquetaires, Vingt après ou encore la saga des Rois maudits de Maurice Druon attestent ainsi parfaitement des licences prises parfois par les romanciers avec la grande Histoire. A leur décharge, il faut souligner que leur finalité n’est pas la même, leur responsabilité historique n’est pas engagée. Il ne s’agit que de fiction, revendiquée comme telle, qui n’abîme pas l’Histoire mais la met en valeur, la restitue sous des traits certes parfois à peine honnête mais qui ont au moins le mérite de permettre une vulgarisation aux vertus pédagogiques certaines. J’ai toujours beaucoup aimé ces mots de Victor Hugo dans Quatre-vingt treize, grande fresque historique sur les Guerres de Vendée, qui à mes yeux synthétisent parfaitement le rapport de l’écrivain à l’Histoire : « La Vendée ne peut être complètement expliquée que si la légende complète l’Histoire. Il faut l’Histoire pour l’ensemble et la légende pour les détails ». Dès lors, si le romancier doit être exclu, serait-ce donc la responsabilité du politique de se poser comme le garant d’une juste transmission de la vérité historique ? Là encore, difficile d’envisager confier un tel rôle à nos hommes politiques, eux qui sont à la fois juge et partie, eux dont on ne sait jamais s’ils font l’histoire autant qu’ils l’écrivent ou s’ils écrivent l’histoire bien plus qu’ils ne la font. Et le rôle du biographe peut être pareillement remis en cause, la proximité, l’attrait voire la fascination exercés par son sujet pouvant déformer ou infléchir l’objectivité du propos. Reste alors le témoin direct et la parole incontestable de « celui qui a vécu ». Mais que faire alors quand le témoignage épouse le roman pour se mettre en histoire ? Sommes-nous dans l’Histoire ? Dans la fiction ? Et surtout, quelle croyance porter aux propos tenus, aussi forts et déroutants soient-ils ? C’est là l’une des premières réflexions qu’impose Jan Karski, l’œuvre de Yannick Haenel.

Mais au préalable, il convient bien évidemment de préciser qui était Jan Karski. Jan Karski était un résistant polonais, l’œil et la voix de la Pologne outragée, un messager qui eut la lourde tâche au cours de la seconde guerre mondiale d’assurer la liaison entre la Résistance de son pays et le gouvernement polonais, en exil à Londres, afin d’alerter le monde sur les atrocités commises par les nazis en Europe. Meurtri à jamais par la vision du ghetto de Varsovie que la Résistance lui fit clandestinement « visiter », Karski fera dès lors tout son possible pour hâter une intervention alliée et venir en aide aux Juifs d’Europe. Alertant les puissants, de Churchill à Roosevelt, sur l’existence des camps de concentration et d’extermination, il parcourra le monde pour délivrer son témoignage et son message d’urgence, appels et cris désespérés telle une bouteille à la mer submergée par la vague d’un monde en perdition : il ne sera jamais vraiment entendu. Le récit de Haenel est donc un roman de témoignage-fiction inspiré de la vie de Karski, œuvre bigarrée construite en trois parties distinctes. La première reprend et décrypte les paroles confiées par Jan Karski à Claude Lanzmann pour réaliser Shoah, ce documentaire et œuvre d’une vie de plus de 9h30 sur l’extermination des juifs sorti en 1985 : le témoignage est fidèle. La seconde partie du roman est un résumé proposé par Haenel du livre écrit par le messager polonais en 1944, « Mon témoignage devant le monde – Histoire d’un Etat clandestin » : le témoignage se fait interprétation. La troisième partie écrite, fait troublant, à la première personne est l’occasion de réflexions plutôt engagées que Haenel prête fictivement à Karski. La frontière entre le romancier et le témoin se brouille : le témoignage devient pure fiction voire uchronie. Cette troisième partie a d’ailleurs très largement porté à polémique, Lanzmann lui-même ayant très sévèrement critiqué l’œuvre de Haenel pour sa véracité relative et expliquant qu’elle n’était en rien conforme à la pensée de Karski, décédé en juillet 2000 et donc à jamais absent pour trancher cette querelle finalement sans grand intérêt. Car qu’importe le débat, l’important est ailleurs. L’important tient aux propos mêmes tenus par Haenel et à la thèse en réalité assez simple qu’il développe, à savoir la responsabilité engagée des Alliés dans l’Holocauste et ce pour deux raisons : d’une part parce qu’informés de ce qu’il se passait ils n’ont rien fait pour intervenir, laissant le massacre se produire ; d’autre part parce qu’alertés sur le génocide perpétré ils ont tout fait pour le dissimuler, laissant l’ignorance gouverner. Cette attitude passéiste, criminelle aux yeux de certains, se voulait évidemment guidée par des motifs que le recul pris aujourd’hui ne doit pas nous faire pour autant perdre de vue : éviter des actions isolées et non-coordonnées aux conséquences possiblement lourdes pour la Résistance ; laisser le temps aux Alliés de s’organiser et ne pas hâter une intervention décisive que la précipitation aurait pu faire échouer. Pourtant, Yannick Haenel refuse toute compromission à l’égard de circonstances atténuantes ayant pu dicter le comportement des occidentaux. Il veut voir bien au contraire, dans le sort réservé aux Juifs d’Europe, l’abandon des hommes par les hommes, et de se demander alors, dans une sorte d’écho mystique à Beckett : « Dieu est-il mort à Auschwitz ? »

Ainsi, témoignage fidèle ou fiction objective tout cela demeure sans incidence tant le roman de Haenel secoue, dérange, bouleverse. Il secoue car il aborde sous un angle nouveau une version de l’Histoire qui ébranle nos certitudes. Il dérange car il trouble la vision toute manichéenne donnée habituellement de la Shoah, remettant en cause une dichotomie aussi rassurante que déculpabilisante. Il bouleverse car il nous raconte l’histoire d’un sacrifice, un sacrifice dont nous sommes les héritiers, mais surtout un sacrifice dont nous sommes peut-être, sans le savoir, les enfants d’aveugles bourreaux. Il se dégage alors une saine indignation, une juste révolte qui, si elle peut porter à contestation, oblige à la réflexion. Il en va ainsi de certains extraits notamment, de ces passages qu’on lit légèrement tout d’abord, vers lesquels on revient et qui nous hantent ensuite tout au long de la lecture en nous invitant à poser le livre pour réfléchir quelques instants. Ce fut le cas par exemple de ce court passage : « Le procès de Nuremberg n’a pas seulement servi à prouver la culpabilité des nazis, il a eu lieu afin d’innocenter les Alliés. La culpabilité des Allemands a servi à fabriquer l’innocence des Alliés. En 1945 on a enterré les dossiers, en 1945 on a effacé les traces. 1945 c’est la pire année dans l’histoire du XXème siècle, celle où l’on a osé falsifier le plus grand crime jamais commis en commun. Car l’extermination des Juifs d’Europe n’est pas un crime contre l’humanité, c’est un crime commis par l’humanité ». On peut légitimement penser que les propos de Yannick Haenel sont exagérés, ou qu’il a du moins le défaut d’oublier un peu rapidement ce que furent réellement la lutte et la résistance contre les nazis. Mais à sa décharge on sent poindre dans son écriture le gouvernement d’une indignation et d’une passion brûlantes qu’on ne saurait nécessairement regretter ni déplorer puisque, comme le disait si bien Léon Bloy : « on ne voit bien le mal dans ce monde qu’à condition de l’exagérer ».

Au terme de la « Grande Guerre », Paul Valéry avait eu ces mots graves et profonds : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ». A l’issue du deuxième conflit mondial ayant ensanglanté le XXème siècle, le grand poète aurait pu être plus sévère encore et graver de sa plume de fer cette sentence foudroyante : « Nous autres, civilisations, nous savons désormais que nous ne sommes plus humaines ». Mais Valéry s’est éteint quelques semaines à peine avant qu’Enola Gay, avion le plus tristement célèbre de l’Histoire du monde, ne lâche son cher « petit garçon » sur Hiroshima, en ce jour de non-retour où la barbarie épousa la démocratie. Malheureusement depuis, de Staline à Khadafi, de la révolution culturelle chinoise au génocide rwandais, de l’Afghanistan à Israël, c’est un peu comme si cette triste maxime était devenue la devise d’un monde qui ne tourne plus rond. Peut-être l’Histoire saura-t-elle un jour condamner cette horreur que nous sommes toujours prompts à dénoncer tant qu’elle ne nous oblige pas à regarder en face nos propres atrocités. Peut-être d’autres romanciers auront-ils la force de dépeindre la cruelle hypocrisie de sociétés déculpabilisées où reconnaître ses fautes passées s’apparente à un déshonneur fatal. Demeurons optimistes sur l’issue du combat et gardons à l’esprit, comme une lueur incandescente qu’entretient la flamme de l’espérance, cette maxime de l’un des plus grands historiens latins : « La vérité est souvent éclipsée mais jamais éteinte » (Tite-Live)

Note : 7,5/10