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CHEVAL DE GUERRE de Steven Spielberg

Sortie le 22 février 2012 - Durée : 2h27min

Par Alexandre Mathis, le 22-02-2012
Cinéma et Séries

Les premières images de Cheval de Guerre donnent le ton de l’entreprise spielbergienne : il faudra admirer la grâce du cheval Joey, né sous les auspices d’un soleil doux et des cuivres dorés de John Williams. Il faudra se laisser trainer par la sidération du spectacle en écartant la sueur et les larmes des temps de ténèbres. S’il est bien une figure animale qui perd de sa force au cinéma, c’est bien le cheval. En vrai, cette bête est une force fascinante, capable d’obéissance et de courses folles. Le pur-sang est aussi capable du pire : de ses sabots broyeurs, il peut piétiner un homme dans le feu de l’action. Sa fière allure contraste avec l’énergie sauvage qui peut le prendre sans prévenir. Son endurance contrebalance la chair fragile, cible favorite des soldats face à la cavalerie. Or, au cinéma, un cheval devient plus lisse, ornement de luxe de scène de charge ou figure mollassonne de films de dressage. Malgré ses efforts d’anthropomorphisme, Spielberg se casse les dents à cette équation sans solution. Il tente alors un coup de poker foireux : il invente le cheval multifonction.

Capable de labourer, de courir plus vite que les voitures, ce magnifique destrier Joey a aussi la faculté d’aider à la fraternité entres ennemis et de survivre à un feu nourri de tir de mitraillettes. A ce stade, il ne s’agit plus d’intelligence hors-norme mais de capacités presque irréelles. Mais Cheval de Guerre se pare de l’excuse d’être un conte, comme si l’argument suffisait à balayer d’un revers de main le manque de vraisemblance. Joey n’a qu’une seule faille : il est incapable de franchir les obstacles. Tel un Superman en proie à la kryptonite ou un Indiana Jones en confrontation aux femmes, notre héros n’est donc pas vraiment invincible. Et passé ses premiers mois au calme dans la campagne anglaise, il est utilisé comme arme sur le front de l’Ouest ; là réside un intérêt évident, magnifiquement exploité. Comment survivre au combat si un muret vous bloque ? Par le courage et la force du désespoir.

Dans la seule scène du film absolument parfaite, Joey fait face à un char. Spielberg filme ce dernier comme ses monstres d’antan (Jaws, Duel, Jurassic Park, La guerre des mondes), hérité de l’imagerie de King Kong. Il avait déjà utilisé la même force d’incarnation du tank dans Il faut sauver le soldat Ryan. Tout à coup, le dinosaure métallique vient acculer Joey, les barbelés l’encerclent, les tranchées, habituellement remplies de soldats, sont vides. La fuite n’en sera que plus belle, l’exploit flamboyant. La lumière de Janusz Kaminski se révèle envoutante, la course haletante, jusqu’à ce que le corps fatigué de la bête ne s’échoue dans un amas de fils barbelés.

Héritages

Toute la première partie se voudrait un héritage fordien, où la famille de fermiers travaille la terre, où l’oie prend part à la rébellion face au propriétaire foncier (David Thewlis). Or, Spielberg l’alourdit par des contrechamps incessants. Il oublie le ballet des labeurs en filmant en gros plans le visage inquiet du père (Peter Mullan, un brin cabotin), la mine renfrognée de Thewlis et l’aura divine d’une mère courage au lieu de rester sur la difficulté de labourer. Spielberg n’a pas la subtilité de John Ford ou Howard Hawks à laisser sentir la poussière, le souffre et le sang. Rien n’est organique, tout s’évapore par les flux musicaux d’un John Williams très lancinant. Le son de la terre retourné ne retentit pas, seuls les violons expriment la ferveur d’un cheval et de son maitre. Et si l’hommage à Ford est moins subtil que quand Spielberg réutilisait Rakes of Mallow dans 1941 (musique popularisée dans The Quiet Man), il échoue aussi dans l’humour nonchalant à la Hawks, ou dans l’esthétique finale en forme de citation à Autant en emporte le vent (là encore, la cohérence chromatique de La Couleur pourpre était bien plus forte dans la vénération au cinéma en technicolor). De cette faute formelle regorge le problème idéologique de Cheval de Guerre.

La Première Guerre Mondiale est filmée comme une série d’épisodes graphiques, où chaque univers comporte sa propre logique. Seule la cohérence morale des héros sert de ligne claire à la vision globale d’un monde pourtant en phase avec la rencontre des particularismes. En envoyant des soldats d’un peu partout dans le monde au casse-pipe, la Grande Guerre révèle l’existence de mondes inconnus pour des gens qui n’avaient jamais quitté leur village. D’ailleurs, la vision sociale du début du XXème siècle n’est pas un sujet pour le réalisateur de La liste de Schindler. Il montre une Grande-Bretagne presque seule dans le conflit contre l’Axe. Les français sont inexistants, sauf par le personnage de Niels Arestrup en papy gaga. Comme si le Front de l’Ouest n’avait pas profité de la venue des États-Unis, du sacrifice de soldats d’un monde entier, comme si l’implication russe était de l’anecdote. A peine voit-on un gradé indien diriger la cavalerie anglaise. Le but n’était évidemment pas de construire un documentaire d’Histoire mais on aurait pu espérer en voir plus du conflit et de sa dimension mondialisée en deux heures trente de métrage.

Regard émerveillé de l’enfance

Non ce qui façonne le récit, c’est la recherche d’un Neverland, d’un monde de Peter Pan, sujet récurent chez le cinéaste. Le regard de l’enfance l’importe plus que de montrer physiquement la perte de l’innocence. Albert accepte l’asservissement militaire, la soumission de classe. Spielberg fantasme ces luttes avec une naïveté confondante. Simple exemple : le propriétaire terrien, venu réclamer son loyer, préfère accepter un deal avec le vieux fermier pour mieux l’humilier. Non seulement cette acceptation du défi est peu justifiée mais en plus, elle apporte un cynisme sans nom à un personnage secondaire mal construit.

Albert a en revanche les honneurs d’un rôle subtil, dans la digne lignée des autres films du réalisateur. Quand son cheval part sans lui au combat, il est comme un pilote d’avion sans son bolide. La comparaison n’a rien d’hasardeuse. Apocalypse Now vantait déjà la charge d’hélicoptères au son très cavalier de Wagner. Un pilote sans destrier, tels étaient les sujets évoqués dans l’Empire du soleil et 1941. D’un coup, Albert, désarmé, se retrouve vidé de sa puissance métaphysique. Alors même qu’il affronte la mort dans les tranchées, sa seule motivation est de retrouver son compagnon. Du coup, Cheval de guerre élude l’épuisement au combat par une étrange ellipse qui mène trop brusquement en 1918. Le combat se trouve réduit à la prise de pouvoir de l’artillerie lourde au combat –ce qui est certes primordial. Sauf que la résistance du cheval apparait comme excessivement héroïque. L’ellipse empêche de comprendre sa résistance extraordinaire à supporter la lourde artillerie qu’il tire.

Si l’on met de côté quelques crimes inhérents aux films de guerre, il n’y a que trop peu de souffrances dans ce Cheval de Guerre. Nous sommes loin du sacrifice pour le soldat Ryan, du dévouement lyrique de Schindler. Ici, on se limite à un accomplissement héroïque d’un enfant à travers un canasson tout ça pour renouer avec son père, ancien héros de guerre. Or, s’il était envisageable de s’enorgueillir de la chute du nazisme en 1945, il devient gênant de tirer le moindre héroïsme du conflit des tranchées, de passer sous silence la haine post-première guerre mondiale (le traité de Versailles cristallisa tant de tensions). L’allure fière du cheval trahit la nonchalance occidentale de s’en tirer malgré les douleurs.