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BadBadNotGood, BBNG2

Par Dom Tr, le 13-04-2012
Musique

Il y a un an à peine, le trio BadBadNotGood postait sa toute première vidéo sur sa chaîne Youtube, celle qui allait enclencher un engrenage dans lequel les 3 Canadiens se feraient entraîner pour finir par atteindre, aujourd’hui, un statut d’espoir montant d’un genre qu’ils ont eux-même forgé, adepte d’un état d’esprit qui n’existait pas réellement auparavant. Sur le papier au moins, une manière différente de voir les choses et de les raconter, en prise directe avec le monde qui l’entoure. Un retour aux sources salutaire tout en s’appuyant sur des références encore largement ignorées par le petit milieu jazz. Une histoire de génération et de culture, avant tout.

Originaires de Toronto, Matthew Tavares (piano, claviers), Chester Hansen (basse, contrebasse) et Alexander Sowintski (batterie, sampler) ont 20 piges et ont, pour aller vite, grandi en écoutant tous les trucs de la classe moyenne blanche occidentale. Du rap, du rock, les tubes pop du moment et pas mal de trucs de gamins à peine sortis de l’adolescence mais qui ont une passion démesurée pour ce feeling jazz difficile à décrire. Et bien sûr, la simple envie de se donner la peine de réinterpréter tous ces morceaux qu’ils écoutent, eux et leurs potes, pour le fun, pour se marrer et faire un truc ensemble. Autant dire un début tristement banal si derrière il n’y avait pas eu tout de suite l’envie d’en faire un peu plus que de simplement poster des vidéos de covers sur une chaîne Youtube.

Il y a d’abord cette formation, ce trio sans aucun cuivre. Une singularité que l’on retrouve très peu dans le jazz, quelques soient les époques, ou alors uniquement à la marge. Comme référence ultime, bien sûr, le “Money Jungle” d’Ellington / Mingus / Roach qui a établi les codes du genre et montré qu’il était possible de se passer de la domination sans partage des cuivres tout en proposant un album résolument révolutionnaire et mémorable. Mais il aura fallu 3 géants comme ça pour y parvenir (et ce en dépit d’une collaboration pour le moins houleuse entre 3 caractères bien bien trempés). Aussi, toute proportion gardée, BBNG semble emprunter ce chemin de pénitence difficile : le trio est compliqué à manier, forcément moins de souplesse pour diriger les compositions et leur donner toute l’énergie nécessaire. Surtout lorsque l’on cherche à s’ouvrir à un répertoire plus populaire et à l’audience qui va avec, une audience pour qui le jazz se doit d’être armé d’une trompette et/ou d’un saxophone pour exister.

Et puis il y a cet état d’esprit beaucoup trop rare chez les jazzmen contemporains. Le trio de BBNG, aussi jeune soit-il, est parti d’un constat qui est le moteur essentiel à toute avancée musicale : l’envie d’aller voir ailleurs et de laisser le “classique” là où il est. Le bebop est né parce que personne n’avait jamais fait ça avant, quelque chose de novateur, totalement. Il en va de même pour toutes les évolutions du jazz jusqu’à une période récente où ses principaux acteurs n’ont eu de cesse que de le singer encore et encore, d’en répéter les gimmicks, en reprenant des milliers de fois les mêmes standards, tout en évoluant à la marge, par petites touches. Chercher à sonner comme des musiciens cocaïnomanes qui ont connu leur heure de gloire dans les années 60, c’est la défaite avant même d’avoir joué trois notes.

Aussi, BBNG s’est donné pour ambition de faire des covers de morceaux qui n’étaient jamais joués par les musiciens de jazz. Pour une histoire de génération et de culture, essentiellement. Les trois Canadiens ont grandi dans les années 90 et 2000 dominés par le rap, par un retour en force du rock et par des formes électroniques de plus en plus singulières. Mais rien d’autre. Le jazz n’a pas fourni un grand classique populaire depuis au moins 20 ans, au bas mot. Et la musique de BBNG est en prise directe avec son environnement, avec ce qu’il se passe autour. Aussi, Tavares, Hansen et Sowintski ont choisi d’aller puiser dans ce qu’ils aiment pour en nourrir leur musique  : rap, punk, rock, funk, musique de jeux vidéos… Le jazz c’est avant tout un état d’esprit, peu importe ce qu’il faut jouer derrière. L’autre difficulté, c’était de dépasser le lieu commun des tentatives rap/jazz un peu molles : la tentation de simplement “recréer” au lieu de complètement “réinterpréter” un morceau pour le transporter et l’ouvrir à de nouveaux horizons.

Une ambition compliquée à concrétiser sur le papier, et pour laquelle BBNG ne connaîtra qu’un succès partiel sur ses premiers morceaux qui apparaîtront sur le tout premier “BBNG” paru en septembre 2011, après 2 “singles” et des centaines de milliers de vues de leurs vidéos sur Youtube. Surfant sur le phénomène Odd Future alors en incroyable explosion médiatique entre le printemps et l’été 2011, BBNG va attirer sur lui un tout petit peu de lumière, suffisamment pour que leur hommage au collectif de gamins de L.A. devienne un véritable petit phénomène du web, très bien réalisé, à mi-chemin entre un amateurisme séduisant et un sens déjà très sûr de comment faire les choses. Cette manière dont le trio va transposer l’éminent ‘Bastard’ de Tyler, The Creator en un morceau tout à fait jazz va suffire à convaincre qui que ce soit qui se pose 30 secondes devant la vidéo. Au point d’attirer Tyler en personne dans leur cave pour enregistrer une version live de ‘Seven’ avec le rappeur / comique.

Et si “BBNG”, le premier long jeu paru à la rentrée en téléchargement gratuit (comme ses successeurs jusqu’à aujourd’hui, d’ailleurs) se présentait comme le premier projet “sérieux” du trio, il rassemblait en réalité une partie des morceaux déjà publiés en vidéos sur leur chaîne Youtube au fil des semaines. A commencer par le ‘Fall In Love’ de Slum Village, ‘Saria’s Song’ de Zelda Ocarina Of Time, ‘Mass Appeal’ de Gangstarr, ‘Camel’ de Flying Lotus… Pour tous ces morceaux, BBNG va chercher à réécrire des arrangements, capter le feeling qui les traverse pour ensuite le réexprimer d’une manière différente. La grande force du jazz, en réalité : cette capacité à s’approprier n’importe quel morceau puis d’en donner une interprétation toute personnelle, peu importe la source originelle. Dans cette entreprise, BBNG s’avère en réalité à moitié convaincant. La grande force du trio, quoi qu’on en dise, au-delà de la musique, provient aussi de toute la mise en scène autour des vidéos enregistrées qui, en résonance avec ce que font les musiciens au moment de la captation, prend tout son sens. Avoir le même impact sur disque s’avère être une autre paire de manche. Surtout pour des musiciens aussi jeunes dont il semble que ce soit le premier projet de cet acabit. Mais en dépit des limites, “BBNG” possède déjà ce feeling que l’on ne retrouve nulle part ailleurs et qui promet de grandes choses. Surtout parce que le trio propose sa vision complètement orientée “live” de musiques principalement pensées/réalisées en studio. Et ce passage de l’un à l’autre exige un équilibre difficile pour conserver les caractéristiques essentielles des morceaux tout en en faisant exploser la structure, le timbre, les choix de tonalités… Ce que n’a jamais réussi à faire toute cette frange du jazz trop occupé à simplement singer sans jamais chercher à comprendre le cœur de ce qu’ils prétendaient rejouer.

Après l’énorme parenthèse Tyler à l’automne, qui pousse le trio en pleine lumière de longues semaines durant, BBNG nous sort ‘BBNG Live 1’ fin novembre, le résultat d’un enregistrement réalisé au Red Light de Toronto deux mois auparavant. 14 morceaux, pour certains déjà connus (leur excellente version de ‘Electric Relaxation’ d’ATCQ diablement bien réussie en live par le trio) et d’autres nouveaux (je pense notamment au mix ‘DOOM’ reprenant certains morceaux de MF Doom, publié quelques jours auparavant sur Youtube). Un aperçu sympathique des capacités du trio en live qui enchaîne sans discontinuer les morceaux et laisse entrevoir un potentiel live intéressant. Même si sur la durée, la captation aurait pu gagner en percussion ce qu’elle aurait perdu en narration pure (du fait de l’enregistrement de A à Z). Match nul mais une expérience intéressante, surtout pour une musique vouée à prendre toute sa dimension dans son particularisme lié à un instant T, un état d’esprit particulier, un feeling unique difficile à retrouver à un autre moment. Depuis, BBNG enchaîne les live, continue de publier quelques vidéos qui font gentiment parler d’elles avant d’annoncer leur toute nouvelle production long format sortie le 3 avril dernier, pour laquelle quasi aucun morceau n’aura filtré officiellement auparavant : « BBNG2 », logique.

Plus long, plus mature et mieux pensé que ses prédécesseurs, « BBNG2 » semble être le disque tout trouvé pour faire du trio un projet sérieux, qui dépasse les blagues potaches sur Youtube, les masques de cochon et les samples “swag!” robotiques dispersés aux quatre coins des morceaux. D’abord par tout l’enrobage autour du disque: un booklet de photos de qualité, des liner notes en bonne et due forme, une cover avec de l’idée qui symbolise bien BBNG pour ceux qui suivent le groupe depuis ses débuts. Et puis l’enregistrement des morceaux se veut plus profond, plus accrocheur et mieux travaillé. Enfin, un album bien rempli, 61 minutes de musique, 11 morceaux, le tout enregistré en une seule session de 10h. Sur le vif, raw power. Un bon point pour pouvoir juger sur pièce des possibilités réelles du trio après une année un peu folle pour eux, on l’imagine, aujourd’hui suivi par des dizaines de milliers de gens alors qu’ils étaient littéralement inconnus en avril 2011.

Autant le dire d’entrée, « BBNG2 » est un pas en avant intéressant pour le trio, sans aucun doute. S’ils continuent de reprendre des morceaux popularisés par d’autres, leurs standards à eux (‘Earl’ d’Earl Sweatshirt, ‘CMYK’ de James Blake, toujours le dyptique ‘Bastard / Lemonade’ de Tyler / Gucci Mane qui les suit depuis les débuts…), certaines compositions personnelles se font une place et laissent entendre les capacités du trio sur un tout autre terrain, celui de la composition et de l’écriture de A à Z. A ce titre, ‘Rotten Decay’ et son espèce de start/stop permanent, alternant entre zone d’extrême tension et moment de repos salutaire est une réussite à tout point de vue. En terme d’idée, d’énergie, d’interprétation, le trio semble ne faire qu’un, comme un seul musicien armé de 6 bras et de 3 cerveaux qui s’occuperait de tous les instruments à la fois pour les faire entrer en osmose. Il en va de même pour un ‘DMZ’ construit sur un principe assez voisin et lui aussi embarquant l’auditeur pour un trip assez particulier, dans un univers jazz où BBNG semble carrément à l’aise et seul maître à bord. Côté covers, la reprise sous amphétamine du ‘You Made Me Realize’ de My Bloody Valentine combine l’énergie rock à l’impétuosité des jeunes jazzmen mais s’avère être le morceau le moins marquant, avec du recul. Sans être raté, il peine à soutenir la comparaison avec certains de ses homologues, malgré l’apparition de Luan Phung pour prêter au trio sa guitare électrique et ses distorsions.

Il faut dire que le niveau est assez élevé et la comparaison peut s’avérer rapidement injuste lorsque la cover de MBV est précédée par celle de ‘Flashing Lights’ de Kanye West. Peut-être le morceau le plus réussi de ce « BBNG2 ». A la base, une composition de qualité parue sur l’album “Graduation” en 2007, mais qui ne reste pas non plus dans les mémoires comme l’un des morceaux les plus marquants de Kanye. Mais BBNG va rendre le tout plus lugubre, plus dramatique et plus intense pour lui donner une énergie nouvelle, une force noire, brute qui flirte avec la rage pure dans ces montées d’adrénaline qui aboutissent à ces explosions de synthés très kanyens dans l’esprit (fort heureusement ils ont coupé avec les sonorités somme toutes assez mauvaises des synthés du morceau original ; t’étais allé trop loin là, Kanye…). Une cover portée par la qualité d’écriture qui sommeille dans le morceau original, évidemment, sur laquelle le trio ne se prive pas d’improviser jusqu’à plus soif durant une deuxième partie jouissive au possible. Des phases d’improvisations qui constituent le cœur du jazz mais auxquelles le trio ne s’adonnait que peu en réalité, jusque là. Force est de constater que les trois Canadiens en sont capables et s’en sortent haut la main en combinant imagination, cohérence, collaboration et une place faite à chacun dans ces instants où la structure semble se relâcher un peu pour laisser la place à la créativité instinctive des musiciens. Et puis bien sûr, la réussite complète du morceau d’ouverture, ‘Earl’, entièrement porté par ces lignes de basses incroyables et ces claviers enveloppants et électroniques au possible que l’on se plaît à entendre bourdonner tout autour. Une première d’ailleurs dans la musique de BBNG tant le trio aime à parsemer sa musique de subtils effets électroniques mais sans jamais pousser aussi loin. Une belle tentative tempérée par l’apport du saxophone de Leyland Whitty qui apporte ce petit plus intéressant lorsqu’il s’envole lui aussi et part loin avec les délires du trio originel.

« BBNG2 » a une vertu cruciale : celle d’avoir dévoilé un trio en pleine progression, conscient de l’objectif qu’il cherche à atteindre. Celui de s’affranchir toujours plus de la copie brute et bête pour ouvrir la voie à des réinterprétations et des réarrangements intelligents, à des compositions avec du caractère. A à peine 21 ans pour tous, c’est une folie quand on y repense. Mais bien évidemment, c’est au-delà de la musique que se situe le véritable impact de BBNG. Le vrai talent du trio c’est d’être parvenu à conserver cette identité difficile à décrire, que l’on ressent depuis les tous premiers morceaux, sans jamais l’avoir altérée, sans s’être parodié en une année d’intense activité. On en a vu se perdre pour moins que ça ; on en voit tous les jours. Et s’ils sont loin d’avoir atteint le climax de ce qu’ils peuvent faire, s’ils n’échappent pas à quelques moments ratés d’errance un peu dommageable, l’évolution est manifeste et enthousiasmante. Surtout parce qu’ils sont parvenus à mélanger sans dénaturer l’essence même de leur musique.

Le jazz est en réalité peu soluble dans d’autres genres. Parce qu’il est capable de tous les englober pour peu qu’il soit utilisé par des musiciens ayant une certaine vision de ce qu’ils veulent en faire. Il est comme un outil surpuissant modulable à souhait mais dont il faut savoir quoi faire pour en tirer la quintessence. Toutes les tentatives de fusion ont été faites ou presque, depuis le jazz-rock (d’abord expérimental puis grossier et pompeux) jusqu’au third stream qui ne se sera jamais imposé comme un genre à part entière (mélangeant l’écriture classique à une forme de jazz très ouverte, plus tard reprise sous une autre forme par un jazz européen 70’s élégant et racé) jusqu’aux promesses jamais réellement concrétisées d’un futur jazz fin 90’s au final pris dans la nasse de beaucoup trop de compromis pour réellement convaincre, hormis quelques exceptions ici ou là. Je ne parle même pas des tentatives jazz-rap qui sont en réalité des tentatives rap-jazz (de qualité mais qui n’ont rien à voir ou presque) ou les disques affligeants de Miles Davis dans les 90’s qui me font vomir du sang dés les premières notes.

Mais pour une des rares premières fois, BBNG parvient à proposer une formule entraînante, qui s’inspire de ce qui se fait actuellement pour le plonger dans un bain jazz qui, s’il n’a pas encore les vertus de l’hyper technicité, a au moins l’esprit et le cœur de quelque-chose de potentiellement grand, qui semble sans limite si ce n’est l’envie d’aller plus loin des 3 musiciens. Loin des histoires de binaire, ternaire et j’en passe. Et surtout, même avec à peine une année de recul, il semble évident de comprendre combien le projet BBNG, même s’il s’arrêtait demain, s’avère profitable pour le jazz dans sa globalité, faisant redécouvrir une pratique d’une richesse incroyable à un jeune public qui n’en connaissait que les aspects soit mythologiques équivalents à l’époque de Mathusalem (John Coltrane & co), soit les approches complètement ennuyeuses d’un jazz pompeux pour mecs de 40 ou 50 balais qui ont oublié qu’on était en 2012 (coucou ECM). Mais un jeune public qui tremble dés que BBNG part en délire sur ‘Bastard’ ou même sur le vieux tube ultra-groovy de ATCQ. Une réussite en soi qui dépasse, de loin, la puissance du néanmoins très réussi “BBNG2”. Rien que pour ça, j’ose espérer que le projet BadBadNotGood n’en est qu’à ses débuts et qu’il verra son aventure se prolonger et prendre encore en densité sans jamais perdre cet enthousiasme qui lui est propre.

Le clip de ‘UWM’ en atteste: au final BBNG ça n’est que 3 post-ados, à peine adultes, imberbes, qui bouffent des Cheerios sur un canapé et qui se marrent gentiment, rien de plus. Des jeunes blanc-becs d’à peine 21 ans qui ont pourtant déjà apporté une manière nouvelle manière de voir la musique qu’ils aiment pratiquer. Ce jazz ouvert sur une infinité d’influences, qui, sans être structurellement révolutionnaire, ne ressemble à rien de ce qui a été fait jusque là. Du jazz qui se marre sans oublier de se prendre au sérieux. Tout ce qu’on recherche dans la musique, finalement.