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LA CHASSE : l’enfer est pavé de bonnes intentions

Sortie le 21 novembre 2012 - durée : 1h50min

Par Thomas Messias, le 26-11-2012
Cinéma et Séries

Dans le nouveau Thomas Vinterberg, il y a des fusils, des coups, des intimidations, du sang et des larmes. Pourtant, le plus terrifiant n’est pas là, et c’est ce qui rend le film si puissant. La Chasse adopte un parti pris pas loin d’être inédit : il n’y a ni bons ni méchants, juste des personnages persuadés individuellement d’agir comme il le faut et quand il le faut. Chacun semble suivre à la lettre les grands principes qui régissent sa vie de citoyen respectable. Personne n’agit pour faire sciemment du mal, et même les gestes les plus violents du film ne sont dus qu’à des mécanismes d’auto-défense parfaitement humains. C’est là qu’est le grand message du film : l’enfer est pavé de bonnes intentions. Horriblement bonnes. Parce qu’on veut surprotéger ceux dont on est responsable, parce qu’on refuse d’être mis en cause, parce qu’on a une morale et qu’il est hors de question de la laisser de côté, chacun d’entre nous est capable de briser une vie en miettes de façon aussi involontaire qu’inconsidérée.

Au centre de La Chasse, un tout petit mensonge : celui de Karla, petite fille de 4 ou 5 ans, qui affirme un jour que Lucas, le meilleur ami de son père, lui a montré son zizi. À l’origine de cette élucubration sordide, le gentil rejet de Karla par Lucas, gêné de sentir que la petite fille est amoureuse de lui. Peut-on blâmer la gamine, trop jeune pour avoir conscience de la gravité de ses propos ? Pas vraiment. Karla n’est pas un monstre, juste un petit être perdu, vite dépassé par une vengeance qui n’aurait pas dû avoir de telles conséquences. Mais Karla a parlé, et la directrice de sa crèche se doit évidemment d’intervenir. Avec bienveillance et zêle. Ce sera bientôt le tour d’un psychologue peu finaud dans sa façon de faire avancer les premières investigations, puis celui des parents du village, évidemment saisis d’effroi à l’idée que leurs propres rejetons aient eux aussi pu être victimes des déviances de ce maniaque sexuel imaginaire. Vite, très vite, le mensonge de Karla se répand comme un virus au sein de cette communauté de chasseurs habituellement si chaleureux mais soudain moins enclins à se serrer les coudes. Même s’il n’évite pas tous les pièges qui se présentent à lui — le chien, meilleur ami du scénariste dès qu’il s’agit de donner une nouvelle impulsion au récit —, Vinterberg dissèque avec doigté le dispositif implacable qui se met en place. Implacable parce que chaque acte est placé sous le signe de la logique la plus totale. Pas étonnant que l’une des dernières scènes se déroule dans une église bondée, au cours d’une messe de Noël loin d’être paisible : les motivations et agissements des personnages rappellent les pires heures de l’intégrisme religieux. Agir pour le salut du plus grand nombre en étant convaincu de faire le bien : telle est la croix de ces personnages si aveuglés par leurs valeurs qu’ils n’en finissent plus de semer la haine.

Dès la mise en place de la situation, il semble à peu près clair que le salut de Lucas ne pourra passer que par la fuite, mais le pauvre homme refuse de disparaître, ce qui reviendrait à signer des aveux. À compter de ce jour de novembre, l’existence de Lucas a atteint un point de non-retour. Qu’il finisse ou non par être innocenté, le doute et la méfiance ne cesseront plus de s’emparer des membres de son entourage. Cela n’est d’ailleurs pas étonnant que les scènes mettant Lucas aux prises avec la police ou la justice soient constamment laissées hors champ, puisqu’elles n’influeront en rien sur son destin. La Chasse opère comme le miroir du terrible Festen, qui avait révélé le cinéaste danois en 1998 : si des vies y étaient détruites à causes de vérités trop longtemps dissimulées, c’est ici un mensonge propagé en un clin d’oeil qui agit comme un cataclysme aux effets irréversibles. Au centre des deux films, un personnage secondaire mais fondamental, incarné à chaque fois par l’opaque Thomas Bo Larsen : il porte la vérité en lui mais refuse, par peur ou par principe, de la faire éclater au grand jour. Le héros impeccablement joué par Mads Mikkelsen, lui, apparaît longtemps comme un simple pion broyé dans un jeu de dupes qui lui échappe totalement. Intelligemment menée, sa révolte tardive n’ira pas chercher, comme on pouvait le craindre, du côté du vigilante movie. Suffira-t-elle à le sauver des griffes de cette rumeur monstrueuse et destructrice ? Sans putasserie aucune, Vinterberg apporte in extremis une réponse perturbante qui laisse le spectateur seul avec ses doutes. Puissant.