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LINCOLN : l’idole au crépuscule

Sortie : 30 janvier 2013. Durée : 2h29min

Par Alexandre Mathis, le 29-01-2013
Cinéma et Séries

Le monde des séries serait-il en train d’affirmer encore un peu plus sa suprématie dans le monde de l’audiovisuel ? Au-delà des phénomènes aussi divers que Downton Abbey, Girls ou Game of Thrones, les modèles narratifs et les acteurs de ces productions inspirent le cinéma. La frontière entre le grand et le petit écran n’a jamais été aussi perméable. Après le récent Hobbit de Peter Jackson, et son casting très british – avec à sa tête Martin Freeman (The office) et Richard Armitage (Robin Hood, Spooks), un autre mastodonte s’inspire largement de l’apport des séries contemporaines : Lincoln. Si son casting contient bien quelques seconds rôles issus de la télévision (David Oyelowo, Walton Goggins, John Hawkes), c’est surtout dans sa construction narrative que le film trouve sa singularité. Bien loin des biopics lénifiants trop souvent servis, le scénariste Tony Kushner préfère construire ses 2h30 comme une version compressée d’une saison de série. Imaginons un instant que chacune d’entre elles retracerait les grands moments de la vie américaine, quelque part entre The West Wing et The Wire. Les tractations de couloirs, les enjeux personnels, les intrigues secondaires forgeraient quelques huit heures de show. Imaginons encore que la première saison se focaliserait sur la lutte pour l’abolition de l’esclavage avec comme figure de proue Abraham Lincoln.

C’est de cette série fantasmée, dont on aurait dégraissé les intrigues secondaires, que l’on a droit dans le nouveau film de Steven Spielberg. Jusque-là, le réalisateur n’avait jamais poussé à ce point le souci du détail historique, la reconstitution minutieuse et l’esprit d’une époque parfaitement assimilée. Même Munich se dispersait un peu dans sa multitude de lieux et de sous-intrigues. Ici, tout est compact, aux effluves de poussières fordiennes. Ceux qui reprochent à Spielberg le manque d’émotion n’ont pas compris le projet. Lincoln se veut une perversion de l’acte de bravoure politique le plus emblématique du XIXe siècle. Car oui, pour abolir l’esclavage, le président a dû corrompre, contourner les règles, manipuler. Point d’angélisme ici, encore moins de manichéisme. Dans une séquence d’ouverture magistrale, la parole est donnée aux soldats noirs qui combattent pendant la guerre de Sécession. Ils parlent à Abraham Lincoln comme n’importe quel citoyen, évoquant en vrac le dévouement à la patrie, la grande taille du président et le désir d’être libéré de l’esclavage. Au centre de la scène, Lincoln leur répond, sur un ton sympathique, se considérant d’égal à égal avec ces hommes. Daniel Day-Lewis, magnifiquement sobre (peut-être son meilleur rôle) joue un homme aussi fatigué que déterminé. Sa voix, calme, marie autorité et douceur. La vraie émotion du film est là : en fermant les yeux, on écoute cette légende américaine discourir avec éloquence.

Hormis quelques plans où des corps s’entretuent, rien ne sera montré du front. En revanche, les coulisses, clef de voute du devenir des USA, sont explorés dans chaque recoins. Sans jamais céder à la facilité, Spielberg met en scène ces débats internes en refusant de filmer en champ/contrechamp banal. La virtuosité des compositions de cadres laisse pantois. Le musique de John Williams se fait discrète mais dessine elle aussi un univers subtil, nuancé, sans gros sabots. Rien de ce qui se décide n’est foncièrement bon ou mauvais. Le film rappelle que c’était les Républicains qui voulaient cette abolition de l’esclavage et que les démocrates s’y opposaient. Nous sommes bien loin de l’imagerie aujourd’hui commune des « gentils démocrates progressistes » contre ces « vieux républicains réac’ ». Toujours sur ce principe, le film n’abuse pas la solennité. Si l’acte d’abolition est montré comme un tour de force perverti par les manipulations politiciennes, il signe surtout l’ultime accomplissement d’un homme plein de vigueur malgré le poids des responsabilités.

Le portrait de l’homme est conditionné par la mort de deux de ses fils (dont un pendant son premier mandat). Son couple avec Mary Lincoln fait bonne figure en public mais souffre dans l’intimité. Abraham Lincoln aura mieux négocié son héritage à la patrie qu’à sa famille. Son ainé Robert (Joseph Gordon Levitt) insiste pour s’engager dans l’armée, pendant que le plus jeune, Tad, joue aux petits soldats. Toute l’attention du père se porte sur ces deux êtres, chancelants, admirateurs de la figure tutélaire emblématique. L’Amérique adore les idoles au crépuscule de leur vie. Spielberg offre au 16ème président des États-Unis la plus belle des sorties, magnifiée par la lumière de Janusz Kaminski – sa plus aboutie depuis A.I..