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Hit and miss : “je” est une autre

Par Arbobo, le 19-02-2013
Cinéma et Séries

Pour la durée d’un film de Peter Jackson en version longue, Hit and miss nous immerge dans l’une des histoires les plus étonnantes et l’une des séries les plus réussies de l’époque.
S’il y a bien une chose qu’accomplit ce court feuilleton, c’est faire mentir son titre. “Hit and miss”, or elle frappe fort et touche juste sans manquer sa cible.
La série tourne autour de Mia, tueur à gages en pleine transition vers un corps de femme, qui du jour au lendemain se trouve à la tête d’une famille de semi-orphelins. Le tout, à des kilomètres d’un bled lui-même paumé dans les lointains environs de Manchester. Dans ce trou, vivent comme ils peuvent un assortiment incongru de jeunes à moitié éduqués, pauvres comme Job.

Vu sous cet angle, on tient l’epitomé de l’univers de Paul Abbott, enfant sauvage mais chéri de la télévision anglaise où il alterne le médiocre (Touching evil) et le succès mérité (Shameless). Toutes les obsessions, les névroses de Abbott sont là, Manchester et la pauvreté, une famille nombreuse et rapiécée, d’enfants livrés à eux-mêmes, une mère absente (partie ou morte, selon les séries), et un père défaillant. Comment être “père” d’un enfant qu’on n’a jamais vu, lorsqu’en plus on porte jupe et soutien-gorge bonnet C?
La marque Abbott est encore plus profonde. Le prestige acquis lui permet de se poser ici en showrunner à l’américaine, créateur qui confie le scénario et la réalisation à d’autres. Le format en 6 chapitres, plus feuilletonnant que sériel, marqué par une quasi absence de cliffhanger de fin d’épisode,  rappelle des choix récurrents et qui donnèrent lieu à la magistrale State of play (déjà dans Cracker on voyait qu’il était à l’étroit dans le format « série »).

Et puis il y a ce pacte anglais avec le mal, cette violence des passions humaines qui balaie la vie de pauvres lads, ceux du nord surtout. Celle-là, on la retrouve dans This is England, dans Wire in the blood (La fureur dans le sang), et dans les polars les plus terrifiants jamais écrits, ceux de David Peace (1974, et ses suites). Jamais d’ailleurs une série de Paul Abbott n’aura autant eu une dimension proprement littéraire.
Tout concours à faire de Hit and miss une série parfaitement anglaise, et dont les prévisibles adaptations US sont d’avance vouées à l’échec.
Et pourtant…
Pourtant c’est par la grâce d’une américaine que Hit and miss touche les sommets, Chloé Sévigny. Abbott, né dans l’anomalie et devenu son peintre fidèle, confronté à l’actrice anglophone rattrapée constamment par son anomalie. La rencontre est décisive.

Déroutante et dure. Affectueuse mais absente quand on l’attend. Tout en contrôle mais portée à l’erreur et si faible face aux fantômes de l’enfance… Mia est l’un des plus beaux personnages créés à la télévision. Il faut la voir frapper son sexe d’homme avec le désespoir de celui qu’il empoisonne depuis toujours (“real boy! real boy !”), nous laissant saisis, pour comprendre à quel point Chloé Sévigny s’est emparée complètement de ce rôle. Toute la distribution se hisse à son niveau, il fallait un casting remarquable pour donner l’éclat de la vérité aux situations les plus déroutantes.

C’est jusqu’à l’image qui emprunte ce registre de l’anomalie (et non pas de l’anormalité, quoi de plus normal que la lente et conflictuelle rencontre entre un géniteur et des enfants déjà grands qui ignorent tout l’un de l’autre). Décadrés, baignés par une lumière d’une qualité rare, les plans surprennent et servent le propos. Ainsi de ces plans à ras du sol, en légère contre-plongée, dont le point de vue ne saurait correspondre à un personnage. A la poussière peut-être? Ask the dust, dirait Fante. Ce faisant, comme lorsque le petit Ryan s’avance chez l’amant de Mia, nous voilà dans les pas du personnage. Spectateurs et à la traine de leurs pas, contrairement aux histoires cousues de fil blanc où l’on nous donne une longueur d’avance sur les protagonistes.
Même le rythme de visionnage est chamboulé par l’expérience Hit and miss. Le régal, c’est d’avoir les 6 épisodes à disposition et de les suivre à son rythme, parfois espacés largement, le temps nécessaire pour que les personnages, les ramifications de l’histoire, grandissent en nous et prennent une épaisseur neuve quand on entre dans le suivant.

On ne saurait lister toutes ces anomalies qui structurent la série. Choisir une actrice à la sensualité débordante pour la montrer, nue, alourdie d’un imposant pénis. Suivre l’histoire d’un tueur à gages, mais déployer bien plus de violence au sein de la famille et du village. C’est là que règne le chaos et que la vraie brutalité se déchaine. Placer un tueur en pleine cambrousse, à mille lieues de ses cibles et ses commanditaires. Même la réalisation s’écarte des codes du thriller, avec son rythme plutôt lent, son absence d’effets spéciaux. Et sa musique, l’une des plus belles bande son qui soient mais qui sait faire une vraie place au silence.
Cette vérité des personnages, qui ne peuvent échapper à eux-mêmes ni à notre regard, cette précision des caractères, ont quelque chose d’une série bien éloignée en apparence, Tell me you love me, travaillée elle-aussi par la perte. Il est temps d’ailleurs de saisir l’occasion de ce parallèle pour dire combien il est question d’amour dans Hit and miss, et l’amour comme chacun sait c’est compliqué.

On sait ce qui frappe.
Nudité de Mia, crudité des relations humaines, nudité de l’âme confrontée à ses démons les plus profonds.
Sait-on ce qu’on rate?
C’est la lancinante question qui taraude chacun des personnages. Chaque étranger, chaque lendemain est une menace, que l’on conjure le soir en faisant des spectacles et des danses dans le salon familial (un délicieux moment suspendu où Mia accompagne la petite Leonie dans sa chorégraphie enfantine).

Le tour de force est encore ailleurs. Abbott n’est jamais aussi à l’aise que lorsqu’il s’écarte des genres établis, ses polars ne sont d’ailleurs pas inoubliables. Là où d’autres auraient mis l’accent sur « tueur à gages », c’est la transexualité de Mia qu’il exploite pleinement. Et ce qu’on guettait avec suspicion comme un artifice narratif grossier, devient le cœur d’une histoire forte qui parvient à nous toucher.

La situation de Mia, en transition ou « pre-op » comme elle se présente, tient ensemble tous les bouts de cette histoire impossible. Tout prend plus de sens, et plus d’enjeu.
Mia a entamé depuis un moment le traitement hormonal qui lui vaut notamment une poitrine sans équivoque, mais elle a toujours un pénis tout aussi indéniable. Les scènes de nu, pas si nombreuses mais très crues, deviennent donc cruciales. Aussi peu érotiques qu’il est possible, elles manifestent à nos yeux, et à ceux des personnages, que Mia est pris dans une situation on ne peut plus concrète et intermédiaire. Donc, intenable. Est-elle incomplète? Ou une femme composite? Un plan assez court d’un des enfants désemparé évoque une piste : Mia est un collage.

Comment se trouver un copain quand on est une femme hétéro affublée d’un zob encombrant ? Comment se comporter en jeune femme quand on n’a jamais appris à l’être ? Quelle sexualité avoir et comment dépasser le dégoût incontrôlable qu’on provoque chez l’amant ? Décidément le parallèle avec Tell me you love me n’a rien de saugrenu. La sexualité n’est-elle pas le lieu par excellence de notre vulnérabilité. En un instant, la tueuse surprise dans son bain, parties à l’air, par le petit garçon, devient la plus désarmée des créatures.

Cette famille imposée par testament veut encore moins d’elle en raison de l’anormalité de cette personne, père biologique mais femme de cœur et d’apparence. Les sacrifices de Mia n’en sont que plus beaux et plus désintéressés (du moins jusqu’à ce qu’elle soit tentée d’enfanter par procuration), et paradoxalement remarquablement maternels selon les critères traditionnels. Les relations avec les enfants n’en sont que plus complexes, avec l’ainé qui ne sait pas s’il est devenu ou non “l’homme de la famille”, celle qui ne sait plus si elle est redevenue une jeune femme et une grande soeur ou si elle doit continuer à jouer le rôle maternel, la petite fille qui cherche à faire vivre à travers la mort la présence d’une femme, ou encore Ryan, désespérément prêt à tout pour nouer un lien avec la personne responsable de sa venue au monde et que peut-être un jour il appellera… comment d’ailleurs ? « Papa » ?
Mia n’a jamais été père, mais c’est parce que biologiquement “il” l’est qu’il se trouve devoir endosser un rôle ô combien féminin, celui de la mère.
A quel prix…

On nage dans l’extrême de la première à la dernière minute. Mais à y regarder de près, il y a plus de réalisme dans ce scénario, tellement plus que dans la moindre série d’espionnage où les complots mondiaux et les bombes se désarmorcent en quelques heures à peine. Ici, chaque enfant, chaque adulte, est une grenade dégoupillée prête à exploser, et les questions très actuelles sur les liens familiaux, sur la parentalité, sur l’identité sexuelle, trouvent dans cette histoire improbable une expression plus grave et plus parlante que dans bien des mélo.

L’ambiguïté de Mia tient aussi à la place du secret, ce matériau inflammable et source de rebondissements. Son entourage croit qu’elle préserve celui de son corps, alors qu’elle en porte un autre tout aussi dangereux.
N’oublions pas que Mia tue pour gagner son argent. C’est même plus que cela : Mia tue pour exister. Seul le meurtre peut lui rapporter les dizaines de milliers de livres nécessaires à son opération. Tuer pour naître.
C’est le nœud du récit : Mia n’existe pas. Tueuse sans existence légale, elle n’apparait dans aucun registre public, ni sécu, ni impôts, ni… état civil. Et si comme tueuse c’est un immense avantage, pour sa vie personnelle et intime c’est la tragédie qui l’a frappée de son sceau. Mia voudrait exister. Elle fait tout ce qu’il faut pour. Elle qui a déployé tant d’astuce et de vigilance pour s’effacer de la société, désirerait tant être normale. Juste normale. Une femme avec un copain, une famille, tout ce qui lui est interdit, pas seulement par la loi, pas seulement par la pression sociale, mais aussi par son histoire, par son corps inachevé et par la voie criminelle qu’elle a empruntée.

La photographie particulièrement soignée rend quelque chose de puissant de cette impossibilité. De cette dualité qui mine Mia. La profondeur de champ, le jeu constant sur le premier et l’arrière plan, viennent à point nommé.

Le final, lui, n’est que fausse-piste. La métaphore suggérée de la chrysalide est aux antipodes de Mia. Quand à l’action, le drame, il reste irrésolu, suspendu à ce qui est le maître-mot de la série, l’impossibilité.
Même la suite est impossible, la production ayant fait signer à tous une clause pour une seconde saison… sauf à Chloé Sévigny. Ce refus de décider, d’écrire pour nous le point final, est une bizarrerie de plus mais un beau cadeau aux spectateurs, qui fait de Hit and miss un objet à part qui reste gravé dans nos mémoires.

>> Diffusion française sur Canal+ à partir du 21 février
>> interview de Paul Abbott (en anglais)
>> interview de Chloé Sévigny (en anglais)
>> le série vue par Pierre Sérisier