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Carrières Modernes #3 : R. Stevie Moore et Ariel Pink, l’œuvre interne

Par Benjamin Fogel, le 17-04-2013
Misc
Cet article fait partie de la série 'Carrières Modernes' composée de 10 articles. Un essai de Playlist Society sur les carrières atypiques de musiciens et artistes aux bornes des schémas classiques. Voir le sommaire de la série.

R. Stevie Moore soulève une question importante liée à la diffusion de la musique. Il interroge sur la nécessité de partager toutes ses créations avec le plus grand nombre. Depuis le début de sa carrière, il a sorti des milliers de chansons sur cassette et CD-R, ses véritables albums n’étant que des compilations des meilleures de celles-ci – ne serait-ce que Phonography, son premier véritable album sorti en 1976 sur HP Music label, le label de son oncle, est en réalité une compilation où l’on retrouve des chansons issues de deux ans d’home studio. Il vit complètement en dehors des systèmes de diffusion classique, ses chansons ne pouvant atteindre physiquement le public que via les opportunités du moment (comme la rencontre avec les français de New Rose). Tout doit-il être diffusé et si oui à quelle audience ? R. Stevie Moore a beau être un brillant songwriter et le prince du Lo-Fi, il ne porte pas en lui cette nécessité absolue d’offrir au public tout ce qui sort de son cerveau. Ce n’est pas pour une question d’humilité, c’est juste parce qu’il ne s’intéresse pas au processus de production et de diffusion. Ce qu’il veut c’est simplement écrire des chansons et les enregistrer avec les moyens du bord. Contrairement à la majorité de ses contemporains adeptes des albums de face-b et de la mise en valeur de leur moindre non-trait de génie, R. Stevie Moore conserve ses trésors sur des cassettes que seuls quelques rares curieux arriveront à se procurer.

Il y a chez R. Stevie Moore une sorte de quintessence du Lo-Fi : il enregistre encore et encore, en se fichant bien de tout ce qui pourrait améliorer l’apparence de ses chansons, aussi bien sur le fond que sur la forme. Par exemple, sur un titre comme Califonia Rythhm, il y a un moment où le morceau saute complètement, tandis que l’ensemble semble salement saturer. Il y a chez lui une conviction que les chansons existent en dehors de leur support, et plus encore en dehors de leur structure ; elles existent même si le micro a déconné et que l’intro a été écorchée, même si l’on s’est arrêté nette et que l’on a oublié de leur écrire une fin.

On sent ici un certain paradoxe : d’un côté il y a un homme qui ne ressent pas le besoin d’étaler sa musique, et de l’autre un homme qui ne peut s’empêcher d’enregistrer tout ce qu’il fait et d’archiver la moindre de ses idées et de ses prestations live. La vérité est que R. Stevie Moore est en train de créer une œuvre aux ramifications complexes qui se nourrit d’elle-même. Les cassettes et les CD-R sont un témoignage avant tout pour lui-même. Mais il n’est pas égoïste, il laisse la porte ouverte : on peut toujours lui commander en direct ses œuvres, et l’intégralité de sa production est en écoute sur son gargantuesque Bandcamp (à titre d’exemple, son album réalisé en 2012 avec Ariel Pink contient la bagatelle de 62 titres au milieu desquels, entre les expérimentations et les délires, se cachent de purs moments de bravoure mélodique ; tandis que son dernier en date Burst Upon The Scene, sorti il y a quelques semaines, contient mantra, phrases apocalyptiques et improvisations vocales…).

Sa discographie ressemble à un capharnaüm, on y retrouve des éparpillements, des anecdotes, des collaborations, des compilations de compilations, des rétrospectives et même un album studio (Teenage Spectacular). Mais ce qu’il faut retenir, c’est que ce capharnaüm est avant tout une extension de lui-même, et quelque-chose qui ne saurait être markété et vendu selon les circuits classiques de distribution, car faire ça, cela reviendrait à dire qu’on a réussi à cartographier sa logique d’écriture et à la canaliser.

Ariel Pink, pour revenir à lui, peut à juste titre être considéré comme l’un des principaux disciples de R. Stevie Moore (et ceux bien avant leurs collaborations). Tous ses premiers albums ont été enregistrés pour lui et seulement pour lui-même (au point que l’on puisse douter de la pertinence de la réédition de certains d’entre eux par Paw Tracks). Il collait sur bande ses rêves, comme pour les archiver. Il transformait la banalité en de petites machines musicales. Il fondait les bases de son univers, mais pas seulement d’un point de vue musical. Si l’on parle d’œuvre interne ici, c’est que les productions de R. Stevie Moore et d’Ariel Pink ne sont pas dépendantes de facteurs exogènes. A la limite, ils vivraient seuls sur Terre que cela n’impactera quasiment pas leurs disques. La diffusion de la musique n’est qu’une conséquence, une opportunité qu’ils peuvent saisir (Ariel Pink l’a saisi) ou non. C’est quelque-chose de vraiment secondaire.

Nombreux sont les artistes qui prétendent que le public, la critique, le succès et la sphère marchande n’ont aucune influence sur leur musique. Mais, entre le « quand je fais un disque, je suis 100% artiste, et quand je le vends je suis 100% business man » de David Bowie et la conscience profonde que ses chansons n’ont besoin de rien ni personne, au point de saborder volontairement leur diffusion, il y a une réelle différence d’approche qui rend cette version radicalisée des préceptes Lo-Fi si particulière.

https://www.youtube.com/watch?v=doPr5995Rzc