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Only God Forgives : le cauchemar par aplats de couleurs

Sortie le 22 mai 2013. Durée : 1h 30min

Par Alexandre Mathis, le 23-05-2013
Cinéma et Séries

Du temps de la Première Guerre Mondiale, les soldats regardaient leurs mains comme indice de leur état de santé. Des ongles sales, des crevasses, des coupures, la peau rugueuse, autant de signes prouvant que le quotidien les concassait progressivement. Alors, pour se rassurer, des poilus écrivirent qu’ils prenaient soin de leur paluches. Ryan Gosling a tout du guerrier envoyé au casse-pipe. Une bouille que les magazines aiment mettre en couverture, un statut de chouchou auprès de ces dames et un charisme qui reste à prouver. Gosling, c’est bien ce soldat envoyé se faire massacrer au front par le général Nicolas Winding Refn. Après lui avoir fait miroiter le rêve du héros taiseux de Drive, le voilà dans l’enfer thaïlandais sous le nom de Julian. Avec Only God Forgives, Gosling, toujours aussi mutique, se fait malmener, broyer, défoncer. C’est pourtant un homme plutôt classe, qui mène son petit business de dope dans un Bangkok moite. Mais déjà, quelque chose cloche. Dans une ville où tout va à mille à l’heure, le film prend étrangement son temps. Là où Drive avait ce côté ludique dans l’inertie qu’il amorçait, le trouble de ce nouvel opus de « Gosling, héros de l’ombre » vient précisément de l’état de semi-léthargie dans lequel le personnage stagne. Julian se rêve en homme fort. Il n’est en réalité qu’un petit garçon paralysé par sa mère terrifiante (Kristin Scott Thomas, stupéfiante) et l’ombre d’un frère pesant. Il souhaite venger la mort de ce dernier.

Tout est une histoire de mains donc. Il les regarde, les serre comme un enfant prêt à s’énerver. On lui donne une arme, il la pointe, mais sait-il tirer ? On lui laisse une prostituée à disposition, osera-t-il la toucher ? Et, lui qui gère un club de boxe dont on ne verra presque rien, saura-t-il se battre avec ses poings. Julian, c’est la métaphore pas très subtile de l’impuissance. Jamais ses initiatives ne se passent comme prévues. Quand il veut toucher la prostituée, l’image de sa mère le paralyse, quand sa mère le serre contre lui, c’est l’incarnation de la prostituée qui ressurgit. La quête du personnage trouve alors une nouvelle dimension : en voulant se départir de la toxicité maternelle, il tente de s’extirper d’une figure de “mâle” qui ne lui convient pas. Or, pour exécuter cette catharsis, il va devoir aller contre toutes les pulsions et toutes les pressions extérieures. Finalement, on se demande si les échecs consécutifs ne deviennent pas des actes manqués pour aboutir à sa quête. Il est là le cauchemar de Julian, celui de ne pas concrétiser le fantasme dans le réel, celui de ne s’émanciper qu’en plongeant encore plus dans les limbes de Bangkok. A ce propos, il rappelle Bronson, autre héros de Winding Refn, qui faisait de la violence l’arène d’un spectacle à l’humour noir. Il souffrait de la privation de liberté et se récréait une forme de chemin expiatoire par ses one-man-shows grotesques. Ce besoin d’évasion allait même le pousser à prendre en otage des gens pour… écouter de la musique. En Thaïlande, point d’échappatoire. Construit sur le modèle du film de vengeance très premier degré, Only God Forgives ramène le réel à de la violence froide. Et quand le cauchemar se mêle au réel, tout se mélange.

Il y a quelque chose de déstabilisant à se laisser porter par le film, trip sidérant de beauté. NWR le dédie à Jodorowky, son maitre, sans pour autant aller puiser dans le surréalisme. Pourtant, sa mise en place de scènes, tout à coup perturbées par un changement de lieu ou l’inopinée présence d’images dont on ne sait si elles sont des flashbacks, des flashforwards ou tout autre chose, s’inspire autant du collage des surréalistes que des impressionnistes. Chaque cadre affiche sa perfection, sans que rien ne respire ; et pour cause, le phénomène d’abstraction oblige à un étouffement par le cauchemar. Drive puisait sa douceur froide dans ses lumières bleues, de temps à autres contrastées par une touche d’orange ou de vert. Ici, tout fonctionne par aplats. Le rouge, agressif, souvent avec des néons, donne aux visages des allures de martyr à la pureté souillée. A cette couleur se substitue le jaune, le bleu ou le vert selon des instants qui ne sont pas sans rappeler les aplats changeants de Vertigo. D’un coup, le néon d’un magasin offre une dimension fantastique à ce qui n’est qu’un bar à prostituée ou un karaoké. Formellement, le film ne cesse d’enfermer et d’écraser Gosling. Le jeu des surcadres est à ce titre passionnant. La plupart du temps (depuis Ozu au moins), le surcadrage permet de créer de la profondeur, avec un premier plan qui amorce, puis un second plan derrière une vitre ou une porte ouverte pour mettre en valeur l’action. NWR l’utilise mais aime aussi jouer avec le noir complètement bouché. Soit il est au premier plan auquel cas on a l’impression que le format de l’image change, soit il nous prive de l’arrière-plan. Et là, c’est le retour du rêve terrifiant, celui du monstre du placard, celui de l’arme blanche qui ne cherche qu’à vous trancher l’avant-bras.

Là où ça coince un peu, c’est que cette violence ne dit rien du pays, ou presque. Quelques mots sur la corruption, un portrait de flic vengeur, mais rien de bien probant, à tel point que le film ressemble à une petite chose stylisée mais frôlant l’anecdote. En s’enfermant en totalité dans sa bulle, Gosling est un ectoplasme qui n’est pas sans rappeler le héros défunt de Enter The Void (cité au passage dans un plan subjectif où le personnage regarde les mains). Sauf que chez Gaspar Noé, le trip s’accompagnait d’une exploration mentale d’une ville aux mille tourments. Avec Only God Forgives, presque rien de Bangkok n’est dévoilé. Les scènes de jours, magnifiquement photographiées grâce aux persiennes et aux moucharabiehs qui laissent fleurir des tâches de lumières, sont trop peu nombreuses. Reste un art du contrepied avec la lenteur qui convoque Slice, de Kongkiat Komesiri, où la violence prenait des allures de film d’horreur et où la fureur de la ville rattrapait la nostalgie des protagonistes. Plus abouti que Bronson, à mille lieues de la douceur de Drive et finalement assez éloigné de la sidération du Guerrier Silencieux, le nouveau voyage du cinéaste danois joue sur l’abstraction, grande tendance 2013 des cinéastes confirmés, de De Palma à Wong Kar-Waï.