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Mermonte (photo de Loïg Nguyen)

Mermonte (photo de Loïg Nguyen)

C’est l’histoire d’un type qui fait de la musique dans sa chambre, seul dans son coin, avec son ordinateur, sa guitare, des percussions et un micro. Ses proches l’encouragent, lui disent qu’il devrait jouer ses morceaux en live. Alors il se lance et, persuadé que sa musique ne sortira jamais de sa petite ville, il prend, en écho au succès dont il restera écarté, le patronyme d’un jazzman décédé que la reconnaissance aura également soigneusement évité. Quelques années plus tard, après un premier disque déjà pertinent, le voilà  qui se retrouve à publier un ambitieux album de post-rock, peut-être un des meilleurs dans le genre entendu en France ces dernières années. Et comme s’il avait conjuré le mauvais sort, tout porte à croire que son nom marquera finalement bien les esprits. Ce type, c’est Ghislain Fracapane et son projet se nomme Mermonte, en hommage à Gustave Mermonte (pianiste de jazz français des années 50/60 qui a joué avec Miles et Coltrane et qui pour cause ne m’évoque absolument rien).

Un résultat « plus » à tous les niveaux : plus exigeant, plus énergique, plus intéressant.

Audiorama, le second album en question, propose un son à la fois lointain et proche, où la personnalité du groupe s’étoffe au point que l’on devienne capable de reconnaître sa pâte à tous les coups. Toujours à géométrie variable, Mermonte tourne aujourd’hui avec une dizaine de musiciens, permettant le recours à un spectre d’instruments encore plus large où l’on retrouve désormais clarinettes, flûtes, vibraphone, cordes et cuivres. Pour résumer, les morceaux continuent de générer le plaisir d’écoute de titres comme Grain sur le premier album, mais offrent simultanément une nouvelle complexité, s’ornant d’arrangements fouillés, pour un résultat « plus » à tous les niveaux : plus exigeant, plus énergique, plus intéressant.

Mermonte y défend ainsi un goût pour les mélodies et les arrangements fouillés qui coulent pourtant de source. Les rythmiques se superposent, tout se compose et se décompose, comme sur Gaetan Heuzé où deux batteries se superposent, une caisse claire quasi punk d’un côté, des rythmiques jazzy de l’autre. Cerise sur le gâteau, dans sa capacité à faire décoller les morceaux de manière chevaleresque, Mermonte rappelle aussi bien la fraîcheur d’Arcade Fire que celle de l’indie canadien en général (Karkwa sur Fanny Giroud par exemple).

Cette force que dégage Mermonte, il la doit au collectif et à son ouverture. Plus qu’un frontman, Ghislain Fracapane est un activiste de la scène rennaise, lié à plein de projets qui se soutiennent les uns les autres : Fago Sepia et Lady Jane auquel il participe, mais aussi, Furie avec Astrid Radigue, ou encore La Terre Tremble !!!

S’il fallait trouver un dénominateur commun à cette partie de la scène rennaise menée par Fracapane, ce serait de pratiquer une musique mature, qui peut néanmoins à tout moment dérailler, suivre ses envies et se vautrer, sans la moindre culpabilité, dans un joyeux bordel. Ceux ne sont pas le genre de groupes à avoir peur du ridicule et à s’imposer des limites. D’ailleurs Sufjan Stevens fait partie des artistes qui ont donné envie à Fracapane de faire de la musique. Et puis, il y a souvent ce rapport à la voix qui se fond en arrière-plan, qui peut apparaître d’une seconde à l’autre comme ne jamais se manifester. Les paroles sont à peine audibles et dénuées de sens, mais utilisées comme un instrument à part entière : la prononciation et les envolées vocales sont au service de l’harmonie, telle une autre brique des arrangements.

Mermonte se réclame de la Sainte Trinité de la musique contemporaine

Dans cette même logique de collectif et de la proximité humaine, chaque titre de Audiorama porte le nom d’une personne qui a influencé Ghislain Fracapane dans son parcours musical, ceux qui ont ouvert son horizon musical et lui ont fait découvrir de nouveaux genres. Ce qui pourrait passer pour une simple forme de copinage ou pour de la sensiblerie déplacée s’avère en fait passionnant, compte tenu du fait qu’il s’agisse d’un groupe faisant le grand écart entre différentes approches musicales. Car, si d’un côté, Mermonte mise sur le local et la musique à taille humaine, il se réclame, à l’exact opposé, de la Sainte Trinité de la musique contemporaine, soit Philip Glass, John Adams et Steve Reich. Il est vrai que, tout en restant plus facile d’accès, une chanson comme Jêrome Bessout s’inscrit dans la continuité des développements de Glass, tout en grâce, et habitée par la même énergie, la même envie de se laisser emporter par les instruments et de s’oublier derrière eux.

Mais ce n’est pas qu’une question de jouer sur deux extrêmes – le local et l’historique –, mais plus d’aborder la musique comme un grand tout où chaque style, chaque influence est soluble dans l’autre. De Cédric Achenza, Ghislain Fracapane dit : « Si on dépasse un peu nos barrières, on se rend compte qu’il y a beaucoup de liens entre les différents genres musicaux, [aussi] j’ai composé une base heavy/doom avec une mélodie très pop. J’ai voulu montrer que Neurosis pouvait très bien s’entendre avec Nick Drake ». Ce genre de réflexions s’applique aussi bien à la majorité des titres – on y retrouve des éléments krautrock, math-rock, psyché, folk et même une touche de Boards of Canada sur Mathieu Rouet – qu’à la structure même de la formation dont les membres viennent du death metal, du classique ou du gospel. Tout ça pour un type qui a choisi comme nom de groupe celui d’un musicien jazz.

Audiorama est un très grand disque. Riche, profond et varié qui en appelle au fameux Music for 18 Musicians de Steve Reich. Autant vous dire que ça n’arrive pas tous les jours.