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C’était l’un des plus brillants producteurs que le rap n’ait jamais connu. Aux Etats-Unis, on le surnomme désormais «The G.OA.T. », c’est-à-dire « the greatest of all time », le plus grand de tous les temps. Le regretté J Dilla est parti trop tôt pour réaliser l’ensemble de ses idées musicales, mais assez tard pour devenir une icône du hip hop underground.

Depuis sa mort en 2006, ses productions s’arrachent, mais aucune n’égale sans doute son testament musical, sobrement intitulé Donuts (il aimait leur goût). Paru quelques jours seulement avant que James Yancey (le vrai nom de J Dilla) ne s’éteigne des suites d’une longue et incurable maladie, ce disque a été conçu en grande partie sur un lit d’hôpital, à l’aide d’un lecteur de vinyles 45 tours et d’un sampler.

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A l’inverse de la plupart des poids-lourds du rap américain, dont chaque album est conçu comme un produit marketing qui recycle toutes les modes musicales du moment, Donuts est une espèce d’album concept, une œuvre personnelle et singulière. La tournure cyclique de l’album, qui commence par la fin [Donuts (Outro)] et finit par le début [Donuts (Intro)], parachève cette dimension conceptuelle. Court (il dure moins de 45 minutes) et éclaté dans sa forme (il comporte 31 titres), il est difficile d’extraire un morceau en particulier, puisqu’ils s’enchaînent les uns à la suite des autres, dans de brèves séquences dont aucune ne dépasse trois minutes.

Donuts est de l’art postmoderne à l’état pur

Ce n’est pas une « mix tape », ni une « beat tape » (une collection d’instrumentaux qui sert de vitrine à un producteur), mais plutôt un collage esthétique et sonore qui montre que le rap ne saurait se réduire à ses caricatures commerciales et radiophoniques. Dans sa chronique du disque, le magazine de musique en ligne Pitchfork donne une définition de l’album qui sonne juste. « Donuts est de l’art postmoderne à l’état pur, ce qui d’ailleurs était l’ambition du hip-hop à ses débuts », écrit le chroniqueur Will Dukes.

Gorgé de soul (One for Ghost), de samples vocaux déchirants (U-Love) et d’une sincérité poignante (Don’t Cry), Donuts remet le rap en perspective. Le plaisir de revisiter l’héritage de la musique noire américaine prime, via des vinyles de funk, de rhythm & blues et de soul, dont un accord de violon ou un break de batterie formera la matière première d’un morceau. Pour décrire la tonalité d’ensemble de l’album, il est un mot américain qui colle à merveille : « soulful ». La nuance est difficile à retranscrire en français, mais désigne une musique qui nous touche en profondeur, émotive et empreinte d’humanité à la fois.

Bien qu’il l’ait produit au crépuscule de sa vie, J Dilla n’a pas fait de Donuts un disque sombre, mais un hymne à la vie. Joyeux, sautillant, mélancolique et langoureux à la fois, le dernier album du vivant de J Dilla transcende les émotions humaines au gré de ses samples. Des voix, des bruitages, des scratches, des instruments et des rythmiques, ces fameux « beats » qui font ou défont la réputation d’un producteur de hip hop. Durant les longues heures qu’il consacrait à la production, J Dilla concevait des battements particuliers.

Ses rythmiques ne sont pas aussi agressives et appuyées que celles d’autres faiseurs de son du rap américain. Au contraire, il se dégage une sorte de légèreté, quasiment un swing, dans sa manière de produire des rythmiques. Dans Donuts, même le morceau le plus rentre-dedans, l’imparable Workinonit et ses sirènes retentissantes témoignent de cette finesse. Les instruments à cordes vibrent sur l’hypnotique Walkinonit et on peut même y entendre une reprise soul du Light my Fire des Doors.

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Au moment de sa sortie, Donuts est présenté comme « un disque de rap sans rappeurs ». C’est l’une de ses particularités et il renoue avec l’essence du hip hop, lorsque les rappeurs n’étaient pas mis au premier plan par rapport aux DJ. Ces derniers ne figurent sur Donuts que sous la forme de samples vocaux, au même niveau que les autres instruments, et aucun MC n’a posé sa voix sur le disque tout au long de l’enregistrement.

Malgré l’absence d’intervenants vocaux, le dernier album du vivant de Jay Dee (c’est sous cet alias que James Yancey a fait l’essentiel de sa carrière) n’est pourtant pas un album strictement instrumental et les morceaux sont truffés de voix, comme celles des Beastie Boys qui sont samplés sur The New. Mais l’absence de rappeurs libère l’espace enveloppé par le son. Même si les morceaux ne sont pas mixés au tempo, leur enchevêtrement se fonde sur une certaine esthétique du djing. Leur enchaînement et leur imbrication développent une forme de narration musicale à la manière des meilleurs DJ qui créent une atmosphère à partir de disques que personne ne connaît… à l’opposé d’une liste de tubes joués les uns à la suite des autres sans aucun liant entre eux.

Comme pour d’autres chefs d’oeuvre de la musique actuelle, le processus créatif a été complexe et s’est dessiné graduellement. J Dilla avait une facilité déconcertante pour produire des sons ; on dit qu’il ne lui fallait pas plus de quinze minutes pour élaborer un « beat ». Entre 2002 et 2003, il a connu une période d’intense créativité, alors que sa maladie était diagnostiquée. Dès lors, il n’a eu de cesse de vouloir faire paraître les sons de cette époque prolifique. Dans le cas de Donuts, le mystère demeure. On ne sait pas combien de morceaux sur l’album sont issus de cette période faste du début des années 2000… Lorsqu’ils sortent sur disque, les « beats » de Jay Dee semblent avoir été produits la veille. L’auteur américain Jordan Ferguson le met en évidence de manière lumineuse dans son livre paru cette année, J Dilla’s Donuts. C’est encore vrai à titre posthume, puisque de nombreuses productions de J Dilla ont été publiées depuis 2006.

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Originaire de Détroit comme d’autres artistes avant-gardistes de la musique noire américaine (George Clinton, Juan Atkins, Derrick May et Kevin Saunderson etc.), Jay Dee a fini sa vie à Los Angeles. C’est là qu’il a côtoyé Madlib, l’un des producteurs clés du hip hop contemporain, auteur du brillant projet Madvillainy avec le rappeur MF Doom. Madlib deviendra par la suite son compagnon de label chez Stones Throw et surtout une sorte d’alter ego musical. Ils s’influencent mutuellement, si bien que leur connexion musicale s’avère fructueuse. Ensemble, ils élaboreront Champion Sound sous le nom de Jaylib, une œuvre dans laquelle ils rappent et produisent des morceaux l’un pour l’autre. Alors qu’il se trouve à l’hôpital, au moment de la réalisation de Donuts, Dilla écoute The Further Adventures of Lord Quas, un album de Madlib qui met en scène son double imaginaire, le personnage de dessin animé Quasimoto et sa voix gonflée à l’hélium.

Donuts est paru sur le label Stones Throw le 7 février 2006, le jour du 32ème anniversaire de J Dilla ; il est décédé trois jours plus tard.