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La première fois que je l’ai vu arriver chez Home (mon lieu de travail), je suis restée un peu interloquée. Yann avait très mauvaise mine, il était fatigué de partout : du visage, du corps, des fringues, de l’allure, de la vie même, mais il était recommandé par un très bon chef monteur, donc j’ai mis ça sur le compte d’une nuit de trop et cela ne l’a pas empêché d’être très professionnel. Yann est devenu au fil des mois un intermittent habitué de mon taf. Il vient s’asseoir en face de moi régulièrement, ne disant rien, observant ; parfois, j’ai l’impression qu’il attend quelque chose de moi, mais je me demande s’il ne fait pas ça avec tout le monde, si ce n’est pas une façon de passer les gens sous les rayons de son scanner personnel. Je me suis habituée à sa présence quelque peu fantomatique et cela a engendré des micro-conversations de fond sans cesse interrompues. De toute manière, à ma connaissance, avec Jean, c’est le seul qui connaît Damasio dans mon milieu professionnel (littérairement pauvre) et quelqu’un qui a lu Damasio ne peut pas être fondamentalement mauvais.

Un jour, il est venu bosser et il nous annoncé tranquillement que son livre sortait ; c’était présenté comme une évidence, c’était une sacrée surprise pour nous. Yann est ainsi, petite souris qui hésite entre se fondre dans la masse et rentrer en interaction fracassante avec le monde, entre égo démesuré et manque de confiance en soi, entre système et liberté ; il n’a pas vraiment choisi son camp et je ne suis pas sûre qu’il ait réellement envie de le faire, préférant se situer en zone trouble, semant le doute, un coup avec les autres, un coup contre, brouiller les pistes avec le sourire.

Attrape-moi si tu peux, mais s’il te plaît ne t’approche pas de trop près.

J’ai promis de l’acheter, mais il m’a devancé. Fier et flippé, il m’a tendu l’ouvrage qu’il m’avait dédicacé. J’ai souri en lisant : Pour Nath. Reste mobile, agile, puissante et fuyante. Je comprends sans comprendre, j’y vois une confirmation que je suis passée sous son scanner.

Yann a donc écrit un livre qui a été publié, ce qui constitue un exploit en soi. Il y raconte son expérience romancée de squatteur et je vais être honnête, si ce n’était lui, je n’aurais probablement pas pris le temps de la lire. J’ai aimé, j’ai découvert un univers dont je connais certaines galères, mais mal l’état d’esprit. Moi, petite bourgeoise de province, j’ai connu une période de coupures de courant, de chauffage où l’on en arrive à se chauffer avec un sèche-linge (une aberration écologique), le fait de compter et recompter sa monnaie pour pouvoir manger. Je sais ce que c’est de se retrouver sur un trottoir au petit matin avec son unique valise à la main qui contient tout ce qui me reste et si je ne me suis pas retrouvée dans un squat, c’est bien parce que j’avais des amis chez qui vivre et que cela n’a pas duré longtemps. Mais croyez-moi ! Rien que de se retrouver en train de se faire le plus petit possible pour ne pas déranger est assez atroce pour vous donner la rage et vous faire la promesse solennelle que cela ne vous arrivera plus. Plus jamais !

L’image du squatteur a évolué en vingt ans. On pourrait même affirmer que nous sommes passés d’un extrême à l’autre, d’une caricature à une autre : du mythe du toxicomane dangereux à celui de l’artiste angélique. Le livre de Yann a un mérite, remettre les choses à leur place : le squat est une société et comme toute société, elle a ses règles rationnelles et stupides, ses bons éléments et ses mauvais, ses points forts et ses faiblesses.

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Le squat de la Miroiterie, Paris 20e

« la “scène ouverte”. Une soirée d’artistes de rue où se regroupe tout ce que l’on peut trouver de gens cool, fun, écolos, conscients, alternatifs, artistes libres, subversifs de la pantoufle. (…) Le squat leur sert de justificatif, c’est le garant de leur légitimité en tant que branleurs de quilles de jonglerie ou de gratteurs de cordes de guitare. (…) J’ai dû subir cent ou deux cents jongleurs, une trentaine de conteurs à vous endormir un régiment d’insomniaques perfusés à la caféine pure. Je recense avec douleur une cinquantaine de “comiques” exégètes du calembour et spécialistes du bide, une bonne vingtaine d’expérimentateurs bien-pensants aux violents et engagés pamphlets laborieux ».

L’image d’Épinal actuelle, en tout cas celle qui flotte à gauche, en prend pour son grade. Yann ne prend parti pour personne, il tire sur tout ce qui bouge, non sans une certaine tendresse. Et c’est bien là un des points forts du livre. Côté squatteurs, une galerie d’individus hauts en couleurs est dépeinte, mais la masse y est décrite de manière impitoyable. Yann ne se fait aucune illusion sur la solidarité entre déclassés. Le pauvre n’est pas gentil, bien élevé et respectueux des lois, il survit comme il peut et si cela comprend des coups bas, tant pis. Du haut de notre bourgeoisie, nous persistons dans le mythe de la dignité du pauvre, sans réaliser que la vie est devenue tellement dure, que la société offre tellement peu de sorties de secours que c’est devenu réellement une question de survie. Nous pensons que notre système de solidarité par répartition fonctionne encore, mais il est devenu un miroir aux alouettes, il ne fait que maintenir la tête des gens à peine hors de l’eau. On n’a pas le temps de respirer lorsque l’on a la tête à peine hors de l’eau, on se débat et on s’épuise. Alors, exit la solidarité, place à Dallas. Les conflits sont présents, ça se tente démocratique, ça se vit bordélique ; c’est épuisant.

« Nous ne pouvons pas gérer la folie de Patrick, c’est une peur intrinsèque et viscérale du squatteur car nous en sommes tous si proches. Notre tolérance à la misère a une limite, cette limite est aussi basse que la confrontation à la misère est régulière ».

Je crois que c’est ce que je retiens : l ’épuisement. Vivre en flux tendu. Ça rend barjot n’importe qui.

Il y a les squatteurs et le reste du monde, de leur monde : les fonctionnaires, les flics, les assistantes sociales, les avocats. Des groupes sociaux tous décrits minutieusement, humour en prime.

-« Éteignez la musique, tournez la clef de contact et présentez-nous vos papiers.
C’est l’équivalent de “il était une fois” pour la police.” Ça s’arrêtera là, il n’y aura pas de nain, de blanche-meuf, de prince charmeur, de baraque en pain d’épice ou d’ogre. Ça sera sans la moindre fantaisie ».

Je ne sais trop pourquoi – je ne suis pas spécialement fan de la police, je comprends sa nécessité, beaucoup moins son agressivité – j’ai particulièrement été touchée par le paragraphe sur elle. Comme si Yann, parmi ses propos volontiers provocateurs, avait tenu à ne pas tirer sur l’ambulance.

« Les flics sont des prolos comme nous. Ils gagnent un salaire de base, se cassent le cul avec des horaires pas possibles. Au départ, ils sont sincères, pensent réellement oeuvrer pour le bien commun, mais au fil des années, confrontés à la crasse humaine, à la misère, à la came, aux lois absurdes, aux mecs relâchés pour vice de procédure ou aux politicards relaxés par un juge du même Rotary Club que l’accusé, ils sombrent, les flics. Ils perdent leurs naïfs idéaux quelque part entre un improbable gyrophare de nuit sur le périph’ et leur appartement de merde dans une banlieue minable. Pour un peu plus qu’un smic, ces gonz se font insulter toute la journée, sans compter la responsabilité de buter un criminel ou, pire, un innocent. Et je parle même pas des bastos qu’ils peuvent prendre dans la gueule, pour la défense d’un système en pleine décadence (…) Dernière destruction de leur égo, ils s’en veulent (…) d’avoir filé leur âme et leurs espoirs, candides ou non, à la fosse sceptique sans fond qu’est l’humanité ».

Yann réussit à décrire de manière plutôt subtile des groupes sociaux, sauf un : les fonctionnaires. Toutes les nuances, les compréhensions qu’il peut dessiner pour tous les autres disparaissent dès qu’il est question d’eux, comme si cette “haine” lui avait échappé. Les fonctionnaires, cristallisés par la méchante de l’histoire, Mme Perce-nique, n’ont aucune excuse. Mais si certains sont à peu près bien traités, Yann devient lapidaire lorsqu’il s’agit de politique :

« Nous demandons des Napoléon, des Aurélien, des Hesse, des Einstein, des Thomas Moore, des François Ier, des Médicis, des Lemaître, des Turner, des Kant, des Archytas de Tarente, des Sun Tzu, des artistes, des conquérants des sciences (…) de ceux qui tiennent l’histoire et le destin de l’humanité dans leurs poignes visionnaires – plus ou moins dures ou douces, complaisantes ou coupables, sages ou fiévreuses – et on nous livre le générique de La petite maison dans la prairie. Nous avons en stock du François Hollande, Cécile Duflot, Mélenchon, Le Pen, Bayrou, la bravitude de Sego, Hortefeux, Guéant, Dati, Pasqua, Santini, de Villiers, Besancenot, Sarkozy et tous les autres qui ne sont pas vraiment différents. Ça fait vraiment, mais vraiment mal à l’histoire ».

Paradoxalement, la cible favorite de Yann reste le Front de Gauche :

« Oui, je milite ! Oui, je résiste ! Plutôt pour ta gueule puisque moi j’ai un appart et que je ne suis pas un parasite de squatteur sous le coup de la liberticide loi LOPPSI.
Il récite. C’est la prière de la bonne chapelle située au fond à gauche, derrière la bannière du parti communiste ».

Yann a un problème avec les fonctionnaires, les militants, mais aussi, apparemment, avec les femmes. Je ne suis pas convaincue qu’il soit misogyne, je pense qu’il trouve de bon ton d’en avoir l’air. Ça me fait sourire :

« Écouter ma compagne et mon ex discourir sur mon cas me fout mal à l’aise. Elles se font le coup du “Je te plains” et bavent sur ma pomme comme si c’étaient des potos intimes. Il y a, j’en suis convaincu à cent pour cent, un complot mondial féministe qui oeuvre en secret.(…) Elles s’insinuent en secret dans nos affaires, pieuvres vaginales sur un récit paternaliste et tirent de leurs tentacules nombre de ficelles. Le matriarcat, c’est flippant ».

Yann refuse de rentrer dans le rang par principe et si c’est bien vu d’être féministe, il va prendre un malin plaisir à balancer des skuds, rien que pour voir ; Yann paye pour voir. Pourtant, toute l’ironie mordante qu’il peut y mettre ressemble à de la tendresse et de la maladresse. Lorsque la compagne du “je “ du livre va taper du poing sur la table, n’arrivant pas à se projeter dans cette vie de squat, certes exotique cinq minutes, mais épuisante à long terme, le narrateur aura cette réaction :

« J’ai soupiré, abattu. Le pire de tous les chantages : celui “à la resociabilisation”. La menace du retour à la condition de queutard face à l’inexorable, l’impérieuse obligation d’intégrer la longue cohorte, bien droite, 2D, des pas cadencés. Dois-je céder ? (…) Devrais-je me coltiner des soirées, forcément bien sapé, à subir les infatigables discours informes, in-sens, de trendy happy, travailleurs libertaires de Canal + ou d’Arte et les récits de voyages de globe-trotters sans prise sur tout et prisant le grand rien ? (…) Elle a pas de limites, Cassandra, vraiment pas de limites ».

Je crois que je comprends même si je suis convaincue que ce n’est pas une vie d’être vieux dans un squat. C’est à peine supportable jeune, alors âgé, ça doit être terrifiant.

Squat_à_Paris_(59,_rue_de_Rivoli,_1er_ardt)

59 rue de Rivoli. 75001

« Nous sommes les récupérateurs du déchu, les restaurateurs de l’oublié, la mémoire à la jonction de la société normale et de celle de la rue.
Je déteste les déménagements, j’ai l’impression d’être un nomade de la vermine me déplaçant de logements en logements tous plus pourris les uns que les autres. Un voyageur de la zone ».

Yann signe un guide pratique sous forme de roman, réussissant à concilier des genres : guide du squatteur, ouvrage social, roman presque policier, scènes comiques, cours de droit et paragraphes poétiques. Soigneux, il a le chic pour balancer des phrases qui font mouche :

« Cheval, s’il s’arrêtait de boire, c’est l’alcool qui se sentirait seul ».

Il a également pris soin de construire sa fin, la soirée qui clôture le livre est dantesque, la montée en puissance est palpable et j’ai beaucoup ri tout en étant tenue en haleine. Pourtant, il me semble que Yann doit faire attention au syndrome de l’écrivain qui s’écoute écrire – il y a des dialogues que je trouve bancals, vocabulaire de rue qui s’enchaîne avec des sorties extrêmement littéraires – et la provocation pour la provocation, la posture en guise de conviction fluctuante. J’en connais qui se sont perdus de cette façon.

Je ne sais si le « je » du livre est réellement Yann, je m’en fous. Je ne sais si c’est vraiment le seul terroriste wasabien au monde, running gag que j’ai adoré :
« C’est mon grand truc ça, foutre du wasabi, en catimini, dans la bouffe collective, comme une résistance sommaire de l’individu face à la communauté ».

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©Shanybelvishho

Mais en tant qu’écrivain, il a du souffle, il est minutieux et sa bande de potes de squat est aussi fascinante que touchante. Reste à déterminer si c’est le sujet qui l’a inspiré ou s’il est capable d’aller au-delà. Il travaille sur son second roman, gageons que nous le déterminerons à sa sortie.

En attendant, je me demande comment il s’est senti après la publication, les interviews, rentrer dans le rang, faire de la promo bien gentiment, sans faire de vagues. Comment s’est-il senti après ce genre de reconnaissance ? S’est-il retrouvé dans le même état qu’après la chute du squat ?

« Il ne me restait que dalle. Quelque part, du fond de ma mélancolie, j’ai entendu la voix joueuse de Coyote. “C’est parce que nous n’avons plus rien que nous sommes libres des possibles ».
« Indécis, j’ai ouvert mon portefeuille pour vérifier si j’étais encore bien quelqu’un. Il y avait mon permis, mon passeport biométrique, ma carte d’identité, de mutuelle, ma verte, ma orange et surtout la vitale : celle de retrait ».