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Sun City Girls #2 : le rapport au monde schizophrène

Par Julien Lafond-Laumond, le 10-09-2014
Musique
Cet article fait partie de la série 'Sun City Girls' composée de 3 articles. Le dossier se déroule en trois temps : un article introductif et biographique, une analyse de la dimension schizophrénique de leur œuvre, puis une discographie sélective pour se repérer dans le foisonnement de leurs productions. Voir le sommaire de la série.

Il y a une chanson des Sun City Girls qui ressemble à une comptine. Elle s’appelle « Dear Anybody ». C’est l’histoire d’un petit renard au museau pâle qui par malheur couche avec sa mère. Le pauvre, quelle honte il doit ressentir, quelle culpabilité ! Mais non, dans la comptine des Sun City Girls, le petit renard ne vit pas la même tragédie qu’Œdipe, il n’est pas rongé par le remords. Au contraire, nier l’ordre naturel ne lui suffit pas, il veut également s’attaquer à l’ordre temporel : «  The word called “time” is only important when it’s heard / Maybe the concept should be banned ». Se libérer du joug du temps qui passe, décréter qu’il n’est qu’un produit de l’imagination : voilà une seconde étape dans l’émancipation du petit renard. Pourtant, encore une fois, cela ne lui suffit pas. Il s’en prend maintenant au langage – ce langage si structuré, si plein de règles, d’obligations auxquels on s’assujettit. Le petit renard en a marre et décide de tout casser : « [He] removes the association between words and meaning […] and separates the symbol from symbolized ». Le renard est libéré : il peut enfin se taper sa mère pour l’éternité en prononçant des mots sans signification. Un exemple à suivre…

Sur une autre chanson intitulée « CIA Man », les Sun City Girls lancent un brûlot contre l’agence américaine, qui serait à l’origine de toutes les atrocités qui se déroulent aux États-Unis et partout dans le monde : guerres, actes terroristes, manipulations politiques et magouilles diverses. La C.I.A. serait capable de tout, y compris de battre « Khadaffi with a touchdown pass [ ?] », d’offrir quelques plaisirs sexuels au Pape ou de préserver des bouts de John F. Kennedy dans des bocaux remplis de formol. « C.I.A. » voudrait à la fois dire « Central Impotent America », « Committee to Inflict Atrocities »« Conspiracy of International Affairs » et « Colony of Intergalactic Aliens ». Rien que ça. On se dit que la parano va loin. Mais elle va en fait si loin qu’elle n’est plus paranoïaque du tout – puisque dans la paranoïa, le discours est toujours construit, clair et basé sur des faits objectifs (qui sont seulement surinterprétés). Dans « CIA Man », les Sun City Girls perdent eux le fil de leur critique, ils se mélangent totalement les pinceaux, au point, à la fin, de ne plus savoir qui est responsable de tout ça. « May be it’s the K.G.B., the B.O.S.S., the D.I.N.A., the F.B.I., the I.R.S., The council of foreign relations, the I.M.F. world band mafia, the national security state death squads, the Mossad institute of terror, the persian gulf apple pie dictators, the Vatican city opium farmers… ». Et nous voilà bien avancés.

À travers ces deux exemples, on remarque assez vite que les Sun City Girls sont un peu barjots. On le voit dans leurs textes, on le voit aussi dans leurs musiques. En fait, pour comprendre quelque chose à leur bazar, il faut laisser de côté son esprit obtus et glisser dans la peau d’un schizophrène. Envisagée de cette façon, leur œuvre devient nettement plus claire. Les Sun City Girls ne s’expriment ainsi pas n’importe comment ; certes ils délirent, mais comme le schizophrène délire : d’une façon bien particulière. Ensemble ils partagent une même position existentielle, une même manière de vivre le monde. Mais avant de développer tout cela, il nous faut faire quelques détours théoriques et nous montrer prudents.

L’originalité du schizophrène

Contrairement à la croyance populaire, le schizophrène n’a pas plusieurs personnes dans sa tête. Il s’agit là d’un amalgame entre schizophrénie et troubles dissociatifs de l’identité. Ces troubles, souvent appelés « dédoublements de la personnalité », sont largement controversés dans la pratique clinique, et leur existence s’appuie avant tout sur l’imaginaire romantique qu’ils véhiculent : ces cas sont en effet bien moins présents dans la littérature scientifique que dans le patrimoine culturel populaire –comme par exemple dans Docteur Jekyll et M. Hyde, Psychose ou Fight Club.

« Au lieu de faire tendre sa réalité vers celle des autres, le schizophrène s’en éloigne »

Le schizophrène ne souffre pas de ce genre de troubles. Sa personnalité n’est pas éclatée en plusieurs fragments autonomes qui tour à tour prendraient le contrôle de la personne entière. Certes chez le schizophrène, il y a bien une division, une « schize », mais elle se situe entre la réalité vécue par le sujet et celle communément admise par le reste de la population. Autrement dit, le schizophrène pense, sent et meut son corps différemment de ce que nous avons l’habitude de considérer comme normal. Nous sommes tous différents, dit-on, et c’est bien entendu vrai lorsqu’on se porte à un certain niveau de détail, mais nous tous convergeons vers une certaine structuration de la pensée, vers une certaine codification de notre comportement, vers un certain type de compréhension de l’espace social. Or le schizophrène, lui, peine à rentrer dans ce mouvement de dézoom du particulier vers le collectif, de l’intime vers le partagé. Et au lieu de faire tendre sa réalité vers celle des autres, il s’en éloigne. C’est donc un perpétuel inconfort que l’on éprouve à sa rencontre ; la posture du corps, le jeu du regard, les modulations de la voix et le contenu des paroles ne coulent pas de source – tout cela nous semble curieusement approximatif, si ce n’est complètement déphasé.

Charlie au travail

Charlie au travail

Et ce contact étrange avec le schizophrène semble correspondre d’une certaine façon avec le sentiment éprouvé en découvrant l’univers des Sun City Girls. Là encore, ça ne colle pas. On a beau être entraînés aux musiques difficiles, ça ne change rien. Les Sun City Girls possèdent leur monde, nous le nôtre, et la réunion des deux semble impossible. Il y a des points de contacts, de précaires zones de chevauchement, mais qui renvoient toujours sur une altérité indépassable. Finalement comme dans la relation au schizophrène…

Édition augmentée de 1995

Édition augmentée de 1995

Pourtant ici, personne n’est fou. Il s’agit seulement de considérer des modes d’existence différents. Et celui qui nous intéresse maintenant a notamment été théorisé et développé dans l’Anti-Œdipe de Gilles Deleuze et Félix Guattari, ouvrage que nous citerons tout au long de ce texte. L’Anti-Œdipe est une critique féroce de la psychanalyse parue initialement en 1972. Selon ses deux coauteurs, Freud et ses disciples emprisonnent le psychisme humain dans un cadre théorique fermé où, en dernière instance, il n’y aurait que des causalités familiales et sexuelles mêlées. Toute réalité humaine, aussi complexe et foisonnante soit elle, pourrait in fine être réduite à quelques schémas inconscients construits dans la petite enfance – et où papa et maman auraient toujours un rôle à part. Pour Deleuze et Guattari, Œdipe serait un trou noir qui engloutit tout, y compris ce qui n’a qu’un rapport lointain avec le mythe originaire ; ainsi, à force d’être remanié, réinterprété selon les lois spéculatives de l’inconscient, tout (absolument tout) pourrait être ramené à un petit théâtre freudien jonché de secrets de famille, de désirs sexuels non assouvis, de conflits avortés et de malentendus à la portée traumatique.

« L’homme freudien était un personnage tragique en perpétuelle lutte avec lui-même et son milieu »

Outre le caractère quasi despotique de ces explications freudiennes, Deleuze et Guattari dénoncent également le conservatisme social d’un tel édifice. À l’origine, le premier geste de la psychanalyse était pourtant subversif. Née dans le bouillon culturel des grandes familles viennoises du début du siècle dernier, elle s’est construite sur les cadavres découverts dans les placards de la grande bourgeoisie. Difficulté d’être un bon croyant, de satisfaire les attentes de sa lignée, écart dramatique entre ce que l’on doit paraître et ce que l’on éprouve intimement… Ces dissonances habituellement cachées par la classe dominante sont devenues, sous l’impulsion de Freud, les éléments premiers d’une théorie générale inédite. Pour Freud, il fallait sortir de la bien-pensance de son époque pour présenter l’homme tel qu’il était derrière le vernis des apparences : pétri de contradictions et rempli à ras-bord d’espoirs déçus et de désirs scandaleux. En bref, l’homme freudien était un personnage tragique en perpétuelle lutte avec lui-même et son milieu.

Deleuze et Guattari, à la cool

Deleuze et Guattari, à la cool

Malheureusement, cette vision de l’homme, construite en réaction à une certaine culture bourgeoise vieille Europe, est restée inchangée pendant près d’un demi-siècle. Et à la lumière du contexte libertaire des années 60, elle a pris une coloration nouvelle, qui n’était pour le coup plus du tout subversive. Dans ce contexte, les concepts de culpabilité inconsciente, de dette symbolique, de Surmoi ou de transfert ont été interprétés comme les instruments théoriques d’une oppression sociale, ou tout du moins d’un maintien de l’ordre établi. La psychanalyse freudienne, en abordant tous les sujets par l’angle du conflit moral, a justement légitimé les principes moraux. En noyant l’auditeur dans les chimères de l’inconscient, elle a nié les problèmes sociaux. Et ainsi, en se spécialisant dans les vices de la bourgeoisie traditionnelle, elle a fait de ces mœurs-là les seules qu’elle pouvait penser comme viables.

« Avec Deleuze et Guattari, le schizophrène devient un symbole, il est “la limite extérieure du capitalisme”, à la fois exemplaire de celui-ci et au-delà de lui »

C’est face à cette impasse idéologique que Deleuze et Guattari décident de proposer leur propre système théorique – la schizoanalyse. La psychanalyse freudienne était selon eux adaptée à une société hyper hiérarchisée à tous points de vue : classes sociales, principes moraux, « codage » précis des conduites. L’hystérique et le névrosé, souffrant d’assumer ces structures, étaient les psychopathologies normales, logiques. Mais dans un mouvement civilisationnel qui tend à « décoder les flux » et déstructurer la société, le miroir pathologique du libéralisme devient le schizophrène, sans attache, sans passé et uniquement porté par ses désirs impérieux ou ses angoisses immédiates. Avec Deleuze et Guattari, le schizophrène devient un symbole, il est « la limite extérieure du capitalisme », à la fois exemplaire de celui-ci et au-delà de lui, c’est-à-dire tellement libre qu’il demeure livré à lui-même, « production désirante » hors de tout contrôle et détachée de toute « production sociale ».

C’est à ce type de symboles que peuvent également prétendre les Sun City Girls. Dans un secteur musical qui, ces deux dernières décennies, n’a cessé de tourner en rond, donnant plus souvent l’impression de répondre à des impératifs économiques globaux qu’à des exigences créatives, les Sun City Girls font figure d’exception. Complètement en dehors du circuit capitaliste, ils reprennent pourtant les grandes tendances libérales pour les maximiser jusqu’à l’absurde. Ils sont eux aussi « la limite extérieure du capitalisme », nez à nez à lui dans l’extrême. Mais d’autres éléments rapprochent avant cela les Sun City Girls du schizophrène.

Vivre sans origine

Première édition française de 2012

Première édition française (2012)

Une chose étonne lorsque l’on parcourt la discographie des Sun City Girls : il n’y a pas d’ombres portées. Pensez-y, dans l’extrême majorité des disques que l’on écoute en général, on sent immédiatement certaines présences, certains fantômes du passé – des influences dévorantes, des allégeances faites à des genres musicaux anciens, à des codes culturels lointains… C’est la Rétromania décrite par Simon Reynolds : des filiations réelles ou imaginaires qui soumettent les musiciens d’aujourd’hui à des pères disparus (qu’ils ont certes souvent choisis). Chez les Sun City Girls, il n’y a aucune de ces formes d’assujettissement. Eux n’ont pas de parents, ils n’ont pas d’origine. Cela signifie qu’ils ne s’inscrivent dans aucune généalogie et que pour eux, dans l’art, il n’y a pas de famille. En d’autres termes, leur musique n’est pas une somme d’influences-hommages et il n’est pas question de s’inscrire dans la moindre lignée. Leur musique se déploie à l’inverse sur le modèle du rhizome : sans racine et ni plan de développement. Tous les éléments se valent et apparaissent spontanément. Ils se greffent à une forme mouvante et la forme n’évolue que par mutations, bifurcations ou accidents.

« Le rhizome ne se laisse ramener ni à l’Un ni au multiple. […] Il n’a pas de commencement ni de fin, mais toujours un milieu, par lequel il pousse et déborde. Il constitue des multiplicités » (Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, 1980)

Les Sun City Girls sont constamment déséquilibrés et sur le point de tomber. Ils n’ont pas ces repères qui, pour beaucoup d’autres, consistent à se dire « c’est ça, la musique que j’aime, alors je vais la jouer à ma sauce ». Il y a comme un blanc à cet endroit. Oui les frères Bishop ont écouté beaucoup de musiques orientales dans leur enfance, et oui Morricone semble compter beaucoup pour eux, néanmoins, ces expériences ne sont pas structurantes en tant que telles, elles ne constituent pas le socle artistique de leur processus créatif – ces expériences reviennent uniquement par associations immédiates, comme retours aléatoires de vieux souvenirs. Les Sun City Girls, en fait, ne savent pas sur quel pied danser, à leur fondement il n’y a que le chaos et une série d’agencements mort-nés.

« Leur origine ? Zéro. Chez eux, pas d’innée, et même pas d’acquis. Tout entre en eux comme dans un moulin »

On remarque la même chose chez le schizophrène quand il dit, avec le plus grand aplomb, « je ne suis pas né », ou « ma mère, c’est Jeanne D’Arc ». Le schizophrène dit alors soit qu’il n’a pas d’origine, soit que toutes les origines sont possibles, ce qui revient dans les deux cas à dire qu’il n’est pas soumis à l’ordre des générations. Son existence n’est pas produite par la communauté des hommes, ni déterminée par des liens logiques et historiques donnés à l’avance : son existence est pure invention (on peut donc en dire ce qu’on veut). Les Sun City Girls sont pareils, ils sont un groupe schizophrène au milieu de groupes névrosés (qui sont eux condamnés à dialoguer avec ceux qui les ont façonnés). Leur origine ? Zéro. Chez eux, pas d’innée, et même pas d’acquis. Tout entre en eux comme dans un moulin.

Une seule chanson de Sun City Girls semble au départ contredire notre propos. Sur Dante’s Disneyland Inferno, « Charles Gocher Sr. » commence ainsi de cette manière : « Hello My name is Charles Gocher Senior, I was this gentleman’s father. I was born in San Leandro, California, in 1906, and died in Los Angeles, 1964. Charlie was very young then. Right Now, his song is paying homage to the past. You folks might not realize this, but every one person in each of your ancestral chains is very important to you, because without each link’s role in continuing your lineage, you would never have been born ». Soit l’exact contraire de ce que nous venons de dire (avec Charles Gocher faisant parler son père, rendant hommage à son passé et soulignant sa dette originelle envers ceux qui l’ont précédés). Seul peut étonner le ton distant et ironique qui semble être utilisé.
Le texte continue : « Listen to him as he plays his song, and its meaning will become clear. He’s discovered a new method of cheating the cycles of Hindustan. He’s donated his body to Columbia University’s Musical Science Departement. After he’s passed through this form, the department will take his body, remove the skeleton, and hollow out the bone marrow. They will be used for a thirteen-piece orchestra. […] During the orchestra’s performance – delivered on November 12, his birthday –, his internal organs, preserve in a canopic jar sitting on the stage front, will be guarded by a young Nepalese milkmaiden who, during the course of each ceremony, will fall into an ecstatic possession trance, and invoke his spirit in the same manner as he is invoking mine right now. »
Enfin la chute : « Listen to his song : if his idea seem too preposterous [= ridiculous], and if you don’t believe in the reincarnation of the soul, how do you know that we’re not all dead already ? ». Où est donc passé le bel hommage de Charlie à son père ? Où sont les éléments autobiographiques qu’une telle chanson semblait annoncer ? Évidemment nulle part ; Charlie a sacrément dérapé. Au lieu d’évoquer en détail son héritage et son noyau originaire, il s’est envolé en plein ciel métaphysique. Naissance, vie éternelle, mort pour tous, sans transition et avec quelques grands écarts entre université et spiritualité déviante. C’est une représentation de ce qu’on appelle généralement « tout confondre ».

Nulle autre chanson que celle-ci n’évoque aussi directement la vie d’un des membres de Sun City Girls. Aucune trace de filiation classique ne se trouve non plus dans la composition musicale à proprement parler. Aussi simplement que papa + maman = enfant, la plupart des groupes possèdent leur formule reproductrice (plus ou moins complexe, plus ou moins évolutive dans le temps) qui permet de comprendre par quelle opération la musique est engendrée. Et de formule de ce type, les Sun City Girls n’en ont pas. On n’arrive pas à saisir la conception de leur musique, qu’est-ce qui génétiquement se produit. Tout semble survenir ex nihilo.

Un morceau de Sun City Girls peut sans prédilection durer trente secondes ou trente minutes. Il peut être instrumental comme a capella. Il peut être mélodique ou abstrait, acoustique ou électrique, original ou reprise. Il peut être typiquement américain ou apatride. Il peut chercher à être beau ou s’en foutre complètement. Il peut être tout et son contraire, c’est-à-dire n’importe quoi. Et comment fait-on n’importe quoi ? En se prenant successivement pour un groupe de mariachis, pour des natifs de Sumatra, pour Malcom X lui-même, pour quelque savant fou et illuminé, pour une horde de punks impulsifs… Il faut donc être un caméléon, n’être personne en particulier et vouloir devenir tout le monde.

« Vouloir devenir tout le monde »

« Nijinsky [le célèbre danseur] écrivait [peu avant son internement psychiatrique] : “Je suis Dieu je n’étais pas Dieu je suis le clown de Dieu” ; “Je suis Apis, je suis un Égyptien, je suis un Indien peau-rouge, un nègre, un Chinois, un Japonais, un étranger, un inconnu, je suis l’oiseau de mer et celui qui survole la terre ferme, je suis l’arbre de Tolstoï avec ses racines”, “Je suis l’époux et l’épouse, j’aime ma femme, j’aime mon mari” ; ce qui compte, [écrivent Deleuze et Guattari] ce ne sont pas les appellations parentales, ni les appellations raciales ou les appellations divines. C’est seulement l’usage qu’on en fait. Pas de problème de sens, mais seulement d’usage. Pas d’originaire ni de dérivé, mais une dérive généralisée. » (Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Oedipe, 1972)

L’étendue délirante

Le schizophrène ne délire pas sur ce qui s’ancre généralement dans la réalité : une famille qui nous dépasse, une histoire qui nous appartient, un contexte socio-économico-culturel que nous devons assumer. Toutes ces sources habituelles de tourments lui passent au-dessus. Cela ne signifie pas que son discours dessine des figures dans le vide. Au contraire, et c’est bien ce que soulignent constamment Deleuze et Guattari, le schizophrène est plein – plein de pensées, d’images, de sensations, de fragments discursifs empruntées à mille réalités. Il ne parle pas d’un petit monde privé, d’une cellule de réalité à taille raisonnable, il parle de tout l’univers, de tous les peuples, de toutes les croyances et à tous les âges.

« Pour les Sun City Girls comme pour le schizophrène, l’intime est partout, l’univers est en eux »

En parcourant l’œuvre musicale et textuelle des Sun City Girls, on se dit qu’il y a quelque chose d’identique. Pour les Sun City Girls comme pour le schizophrène, l’intime est partout, l’univers est en eux. Il n’y a pas de proche ou de lointain, tout est présent, vivant, des myriades d’histoires et de légendes affleurent, les cultures s’entremêlent, les corps se fondent, la société entière se propage. Ils sont poreux. Le monde ne leur fout jamais la paix, leur vie ne leur appartient pas. Ils ne sont qu’un conduit de circulation du monde.

Les Sun City Girls comme les schizophrènes ne digèrent rien, ils ne s’approprient rien, ils combinent seulement comme ils peuvent ce qui se présente à eux. Du bricolage logique entre leurs pulsions, des bouts de récits qu’ils entendent, des images qu’ils saisissent. Et cette logique-là n’est pas cartésienne, c’est une logique associative où des liens invisibles se tissent entre les choses. C’est une logique où il est évident de sauter du coq à l’âne.

« Sauter du coq à l'âne » (crédit : un enfant)

(crédit : un enfant)

Ainsi, on peut considérer la production des Sun City Girls comme un vaste délire. Le moindre de leurs albums contient des quantités faramineuses d’éléments hétéroclites qui tiennent ensemble on ne sait comment, pour quelque raison incompréhensible. Les exercices de style s’accumulent, les emprunts aussi, les paroles dérapent sur des anecdotes de cafés, des notes de lectures ésotériques, des évocations historiques et ethnographiques complètement loufoques. Et de même que les langues utilisées se succèdent, les registres sonores s’entrechoquent – live, studio, improvisations, mixtape sont mis bout à bout sans cohérence apparente, au mépris de tout bon sens.

Saddam Hussein plays noise

Saddam Hussein plays noise

Sur scène également, le processus est hermétique. Il n’y a pas de set-list programmée. Les Sun City Girls prévoient seulement un panel d’outils et d’instruments, quelques costumes, des éléments de décors ou de jeu. Et ensuite, c’est la liberté. Cela peut devenir un blues-folk parodique, une agression bruitiste, un cabaret absurde, une étouffante session free-jazz ou bien encore un concert très sérieux de musique arabe. Et si les Sun City Girls ont bien quelque idée a priori sur ce qu’ils vont faire, une fois sur scène, cela peut basculer à tout moment. La scène est vécue comme un espace où le délire est possible : c’est-à-dire où les musiciens se veulent hyper-réactifs à tout ce qu’ils ressentent, imaginent et perçoivent, sans la moindre barrière, au vu et au su de tous.

L’unité, dans tout ça, est dans l’énonciation. Ce sont toujours les trois-mêmes qui produisent. Même s’ils sont traversés de part en part par des dizaines de vies réelles ou imaginaires, les frères Bishop et Charlie Gocher sont bien les trois paires de bras, les trois voix et les trois cerveaux par où tout passe. C’est le seul repère stable auquel nous pouvons nous référer – on reconnaît toujours un jeu de guitare, une intonation vocale qui fait signe. Pour le reste, on se débrouille comme on peut. On met à l’épreuve notre esprit de synthèse, esprit de synthèse qui fonctionne par bouts, qui échoue, fonctionne à nouveau – on croit comprendre, on ne comprend plus rien, on comprend tout (comme dans certains états de conscience altérée).

« Accumulation, tourbillon, confusion… c’était trop, trop, trop, pression, poussée, mouvement, entassements, renversements, mêlée générale, mastodontes qui s’étalaient et qui en une seconde, se décomposaient en milliers de détails, de groupes, de blocs, de heurts, en un chaos maladroit, et soudain tous ces détails se rassemblaient de nouveau dans une structure majestueuse ! » (Witold Gombrowicz, Cosmos, 1965)

 

Carnival Folklore Ressurection Radio (Abduction, 2004)

Carnival Folklore Ressurection Radio (Abduction, 2004)

Ce mouvement de va-et-vient dans notre façon de percevoir la musique des Sun City Girls peut atteindre son apogée dans les volumes 11 et 12 des Carnival Folklore Resurrection. Ces travaux ont été diffusés initialement sur la radio WFMU avant d’être pressés sur double CD. Cet album commence par une voix humaine méconnaissable, accélérée et ralentis par à-coups sur un lecteur K7. Sur cette voix viennent se greffer des enregistrements ethnographiques de musique rituelle, lente et répétitive. Par quelques collages de bandes et des sonorités bruitistes synthétiques, on arrive un peu plus tard à une chanson pop sans doute indonésienne ou thaïlandaise, guillerette, mutine, et jouée presque sans modification. Quelques voix étrangères plus loin, on arrive à « Nibiru », composée au départ pour un documentaire d’Harmony Korine. « Niburu », pendant treize minutes, distille une drôle d’ambiance hawaïenne, mais en lo-fi et avec quelques dissonances en plus. On n’aurait pas été surpris de retrouver un tel titre chez Yo La Tengo. Après l’interlude électroacoustique « Seat Belts Cause Cancer », « Not In My League » voit le retour d’Uncle Jim, personnage récurrent des Sun City Girls depuis leurs premiers albums. Sur « Not In my League », le jazz est de sortie : batterie jouée aux balais, guitare et trompette, en plus donc du spoken word illuminé d’Alan (« Yeah, I played drums with Napoleon. And I was a librarian at Alexandria, guys! »). Après quelques bruits d’hélicoptères et « Insurance » – comptine folk stupide –, les Sun City Girls jouent le thème de Batman version garage rock. « Cautionary Signal #1 », ensuite, présente notamment de longs field recordings avec des petits oiseaux, des enfants qui jouent, des tintements de vaisselle, des voitures qui passent. Un morceau électronique et d’autres collages « western-thaï » plus loin, on retrouve un petit morceau free-rock (« Unplayable »), des longs pleurs sur un orgue d’église (« Masonic Funeral »), beaucoup de pluie (« The Rite of Spring thing »), un retour de l’Uncle Jim sans son back-band (« The GHENGIS-Necro-Nama-KHAN Pt 1 »), encore de la pluie, un peu de n’importe quoi, et puis « Franco de Gaulle », où l’on entend « Évidemment » de France Gall, déformé au mixage et avec un type bizarre qui chantonne l’air par-dessus. La suite est du même acabit : on retient en particulier le mélancolique « Swept Away » et le couple « SPECS ONE : Genocha » / « WHERE IS WHAT IT WAS? », qui sont les deux seules occurrences hip-hop de la discographie des Sun City Girls.

« Pour suivre le cheminement des Sun City Girls dans cet album, il faut se débarrasser de tout ce qu’il y a de policier en nous. Se mettre en situation d’accepter, comme eux, que tous les matériaux se valent »

À la fin d’un tel défilé, on peut évidemment se poser quelques questions. Tout cela peut bien sûr paraître inégal, décousu, chaotique. Mais cela n’apparaît comme tel que si l’on active en soi les catégorisations habituelles : c’est-à-dire si l’on distingue le musical du non-musical, le beau du laid, le naturel de l’artificiel, l’original de la copie. Or pour suivre le cheminement des Sun City Girls dans cet album, il faut se débarrasser de tout ce qu’il y a de policier en nous. Se mettre en situation d’accepter, comme eux, que tous les matériaux se valent, que rien n’empêche que tous ces fragments, tous ces lambeaux de sons, puissent s’associer ensemble, se lier dans un même tout par la seule force de la pensée intentionnelle.

Cette émancipation est avant-tout psychique. Dans l’espace mental des Sun City Girls, il n’y a pas de barrière, de routes tracées, de parking conceptuel et de milice surmoïque. Tout est fluide, ouvert, accessible, la conscience navigue à vitesse lumière, rien n’est hors de portée. Et pour exprimer une telle activité, les Sun City Girls utilisent une somme colossale d’instruments, mais aussi de gadgets (d’échantillonneurs, de magnétophones, de transformateurs électriques) qui ne créent pas du son, mais qui le déforment, et, comme diraient Deleuze et Guattari, le déterritorialise. Ici, c’est la musique entière qui perd ses territoires, ses contextes usuels. Tout n’y est que réagencement.

cover

Architecture rhizomatique

Le surproduit capitaliste

Pour revenir à Deleuze et Guattari, rappelons qu’ils font du schizophrène le miroir pathologique du capitalisme. Ce capitalisme, pour atteindre son fantasme de l’échange de tout entre tous, doit faire sauter les verrous sociaux, il doit détruire tous les construits. C’est ainsi que pour Deleuze et Guattari, sa tendance essentielle doit être « le décodage des flux, la déterritorialisation du socius ». Par socius, il faut entendre la région, l’être individuel qui fait tenir aux autres, c’est la part sociale du psychologique et de l’organique. Pourtant, Deleuze et Guattari ont bien perçu que la réalité, à ce jour, était plus complexe, plus ambiguë. En effet « le capitalisme ne cesse pas de contrarier, d’inhiber sa tendance en même temps qu’il s’y précipite ». Parce que « le capitalisme instaure ou restaure toutes sortes de territorialités résiduelles et factices, imaginaires ou symboliques, sur lesquelles il tente, tant bien que mal, de recoder […]. Tout repasse ou revient, les États, les patries, les familles ».

« Le schizophrène est plus capitaliste que les capitalistes, il n’est lui-même que libre-échange »

Le capitalisme rêverait d’un affranchissement du social au cœur de l’être, il rêverait d’une dérégulation complète du système économique, mais, en prise à tout un tas de raisons pragmatiques (affectives ou électorales), il se pose lui-même de nouveaux obstacles, de nouvelles lois ou conventions embarrassantes. D’où un citoyen type à nouveau ballotté entre deux pôles, d’un côté vers un capitalisme total et sa charge « proprement schizophrénique », de l’autre vers une normativité sociale qui aimanterait son désir vers des cibles préétablies. Ce citoyen type, pris en étau entre ces deux inclinations, serait un nouveau névrosé freudien, embourbé dans ses contradictions comme au bon vieux temps. C’est par conséquent le schizophrène qui vient résoudre la problématique capitaliste. Il en « est la tendance développée, le surproduit, le prolétaire et l’ange exterminateur ». Il est sans frontière et sans limite. Il produit (des gestes, des paroles, des œuvres) et consomme le monde sans calcul, sans cadre légal ni aiguillage moral. « Il brouille tous les codes, porte les flux décodés du désir ». Il est plus capitaliste que les capitalistes, car en lui, il ne réside pas une once de bonne manière, de remords potentiel, il n’est lui-même que libre-échange.

« Le schizophrène n’a pas besoin qu’on lui fasse la leçon : il échange déjà frénétiquement, il peut même vouloir échanger sa tête contre un ballon de basket, la Vierge contre une poignée de bonbons »

Pour parler cette fois en termes freudiens, le capitalisme rêverait de renverser le rapport entre principe de plaisir et principe de réalité. Le principe de plaisir originaire est le principe qui maximise le gain sans prise en compte du risque – c’est la logique de l’enfant qui n’a pas conscience du danger ou du schizophrène porté par ses intentions immédiates. Le principe de réalité, à l’inverse, est un assujettissement aux menaces du monde environnant. Il consiste à prioriser ce que l’on a déjà sur ce que l’on pourrait obtenir au risque de tout perdre. Ce principe de réalité, traditionnellement, est associé à l’âge adulte et la pensée rationnelle, il vient ordinairement après le principe de plaisir pour palier à sa fragilité. Le rêve pieu du capitalisme, ainsi, est d’arrêter notre maturation avant d’acquérir le principe de réalité. N’ayez peur de rien ! N’épargnez pas ! Le message est qu’il faut se jeter dans le grand jeu spéculatif ; les trésors à dégoter sont infinis. Le schizophrène, lui, l’élève modèle, n’a pas besoin qu’on lui fasse la leçon : il échange déjà frénétiquement, il peut même vouloir échanger sa tête contre un ballon de basket, la Vierge contre une poignée de bonbons.

Antonin Artaud, schizophrène

Antonin Artaud, schizophrène

Mais en même temps que le schizophrène est le plus grand des capitalistes, il invalide le modèle en lui-même. Parce que le schizophrène est dangereux – pour lui-même comme pour les autres –, parce qu’il erre, seul, véritable « usine » à produire du délire, et que son offre à lui ne correspond à aucune demande. Ce schizophrène retourne le capitalisme comme une crêpe – échanger, oui, mais dans l’intérêt de qui ? L’échange est dysfonctionnel dès que les regards ne se croisent pas, dès que les désirs ne s’accouplent pas – c’est-à-dire dès que le socius est complètement décodé.

« Au fond des Sun City Girls, il ne réside ni famille, ni patrie ; leur socius, ils l’ont envoyé sur la lune »

Le schizophrène est un anticapitaliste par excès. Il en est de même pour les Sun City Girls. « Décodage » et « déterritorialisation » sont, comme on l’a vu, des tendances clés de leur musique. Ils s’évertuent à briser toutes les conventions, toutes les catégorisations. Aucune bribe de norme musicale ne leur résiste. Au fond d’eux, il ne réside ni famille, ni patrie ; leur socius, ils l’ont envoyé sur la lune. Ils ont abattu les notions d’espace-temps classiques, ils sont mondialisés : il n’y a plus de distance entre les continents, plus de problème d’acheminement. C’est le règne de l’immédiateté, tout est possible tout de suite, sans limite. Le désir est roi, rien n’est réprimé, on ne tourne même pas une fois sa langue dans sa bouche.

Et de cet affranchissement, qu’est-ce qui en découle ? Selon la théorie capitaliste, l’enrichissement économique et culturel pour tous, grâce à la convergence des intérêts individuels. Pour les Sun City Girls, la réponse est évidemment différente. Eux n’aboutissent qu’à la marginalisation. Leur émancipation ne rencontre aucun intérêt extérieur. Leur haine de l’État et des institutions n’a pas d’arrière-pensée. Leur tourner le dos, ce n’est pas s’ouvrir vertueusement à la concurrence – à la loi du plus malin –, c’est s’ouvrir au délire incommunicable, à la frénésie productrice inutile, à l’entassement de stocks grotesques.

À saisir

La réponse des Sun City Girls à leur affranchissement est une réponse solitaire, qui invalide toutes les grandes théoriques économiques néolibérales. La main invisible ? Ils se torchent avec. Leur grand marché est un souk où toutes les musiques du monde sont étalées, où toutes les idées et croyances universelles trouvent leur place, mais où oublie qui possède quoi et comment on fait pour payer. Tant pis si pour ça on doit vivre comme un clodo.

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Alan Bishop (non coupable)

Les frères Bishop profitent d’ailleurs du capitalisme jusqu’au bout : ils travaillent quelques semaines aux États-Unis comme main-d’œuvre bon marché (Alan vend du coca, paraît-il), puis ils filent dans des pays pauvres où avec ce petit pactole, ils pourront tenir plusieurs mois. Idem, avec Sublime Frequencies, ils associent intimement vie clandestine et mécanique marchande. Mais pour eux, être si proche du processus capitaliste, ce n’est pas faire la promotion du « capital-argent », ce n’est pas profiter de ses supposés droits naturels pour chercher à s’enrichir, pour faire grossir ses biens, pour viser une vie confortable qui n’empiète pas sur celle d’autrui ; c’est certes déchirer le tissu collectif, mais pour en faire du patchwork, c’est certes profiter de l’occasion que le monde devienne plus vaste, mais pour raconter des histoires plus saugrenues, pour déambuler plus longtemps, pour délirer plus profondément (certainement pas donc pour faire meilleur commerce). En ce sens-là, oui, les Sun City Girls sont des « surproduits » capitalistes, ils sont là en excès, inutiles, défectueux ; l’usine est détraquée et voilà le résultat.

« Les Sun City Girls ne militent pas, ils divaguent »

Au départ, on pourrait se dire que les Sun City Girls sont anarchistes, mais cette appellation ne convient pas. Quand ils refusent de travailler pour le moindre label extérieur, qu’ils déclinent toutes les propositions de concerts qui ne les intéressent pas trop, quand ils zappent les interviews promotionnelles ou qu’ils dézinguent un magazine aussi ouvert que The Wire, on se dit vraiment que leur indépendance n’a pas de prix. Là effectivement ils ne semblent prêts à accepter aucun pouvoir. Mais l’anarchiste, lui, milite. Les Sun City Girls, eux, ne militent pas, ils divaguent. Détachés du fonctionnement du monde, le monde ne cesse pourtant de les obséder. Dans leur tête ou leurs jambes, ils sont des nomades, qui voudraient embrasser l’humanité entière. Et si les gouvernements, les Ovnis, les religions, les cultures étrangères, les communautés reculées, les meilleures blagues scatologiques ou les légendes populaires les passionnent de la sorte, si en fait toutes les constructions humaines les hantent autant, ce n’est que parce qu’ils n’y adhèrent pas exactement, qu’il y a un jeu, un espace propice au délire, qui ne se recollera pas mais qu’ils ne peuvent s’empêcher d’essayer de combler quand même – car sans ce monde qu’ils visent sans le toucher, ils ne seraient rien, ils n’existeraient même pas. Les Sun City Girls ne sont finalement que des interprètes fumeux du monde humain. Ils sont anarchistes, mais seulement pour qu’on leur foute la paix, pour qu’ils puissent délirer librement sur le monde qu’ils vivent si intensément, si maladroitement. Parce qu’au fond, tout ce qu’ils veulent, c’est faire fonctionner tranquillement leurs petites « machines désirantes ».