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The Leftovers, en attendant Lost

Série télévisée américaine créée par Damon Lindelof et Tom Perrotta

Par Alexis Joan-Grangé, le 26-09-2014
Cinéma et Séries

The Leftovers dont la première saison vient de s’achever sur HBO, marque le retour à l’écriture télévisuelle de Damon Lindelof, ancien co-scénariste et co-créateur de Lost. On a le droit d’être perplexe. Opéré à la suite d’un passage cinématographique qu’il est préférable d’oblitérer, le retour de Lindelof ressemble à la pénitence d’un amnésique : en quelques minutes, sa nouvelle création affirme une volonté à peine masquée de réappropriation des enjeux et des formes explorés par Lost dans la décennie précédente, faisant mine de ne pas remarquer ce qu’il y a d’anachronique à revendiquer aujourd’hui cette filiation. Car outre sa conclusion clivante, l’impact de Lost (comme actuellement celui de Mad Men) aura surtout généré des ersatz sans relief et une vague concomitante de frilosité narrative. Ce contexte est en fait étonnamment bénéfique pour Lindelof. Attendue par personne, libérée des exigences et de l’attente provoquée par la grande machine fictionnelle dans laquelle Lost s’était trop vite emportée, The Leftovers frappe d’emblée par la grande sérénité avec laquelle elle construit son récit et en réinterprète les figures. Commençons par le titre, qui en lui-même ouvre la voie. “The Leftovers”, c’est à la fois le prolongement et l’inversion thématique du titre précédent. Ceux qui se sont égarés, perdus, et désormais, parfait contre champ, ceux qui restent, “laissés derrière”.

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Ces leftovers en question, ce sont les témoins de la disparition subite et inexpliquée de 2% de la population mondiale. Reprenant à sa grande soeur l’alternance des points de vue et des temporalités, The Leftovers dresse le portrait des habitants d’une petite ville de l’état de New York où chacun essaie, tant bien que mal, de poursuivre sa vie par delà le trauma.

À la survie à la catastrophe est substituée la vie dans son ombre.

Le pitch est important. Peut-être plus important que la réalisation, inspirée, ou la performance impeccable des acteurs. Pas de black smoke, ni d’ile fantastique. L’évènement de The Leftovers est à la fois plus global et plus sinueux. Inattendu et partial, trop bref en réalité pour qu’aucun ne puisse s’en dire le témoin – mais seulement le constater –, il est une action purement négative : rien n’est ici ajouté, les choses ne sont que prélevées. Il y a tout juste 10 ans, dans le premier épisode de Lost, les yeux de Jack s’ouvraient comme au réveil, pour faire face à une plage inconnue et au crash d’un avion. Paumés sur une ile, dans une situation qui demandait réparation, tous les naufragés pouvaient se considérer comme aventurier, et Jack se croire sommé à agir. Privés de leur ancienne vie, un projet nouveau leur était offert : la récupérer. Il n’y a pas de telle contrepartie dans The Leftovers, ni éveil ni monde nouveau. À la survie à la catastrophe est substituée la vie dans son ombre. En ce sens, The Leftovers est structurellement plus sombre. L’adversité faisant défaut, il n’y a pas de combat à mener, et donc, aucune victoire à remporter. L’offre proposée ne peut être qu’anxiogène : soit le ressassement sans résolution du trauma, pur travail de deuil, soit l’attente potentiellement infinie que l’arbitraire veuille bien se reproduire, et par chance s’annuler de lui-même.

Ce postulat trouve un second écho dans le célèbre épisode de Lost qui voyait un Jack barbu et alcoolique supplier qu’on le laisse retourner sur son archipel fantastique. Jack, face au mystérieux qui avait envahi son existence, pouvait se rattacher à un territoire clair, précis. À défaut de pourvoir s’entretenir avec Dieu, Jack en connaissait l’adresse, savait où frapper. Le mystérieux des leftovers ne jouit pas, non plus, d’un tel mode d’existence. L’insensé qui appelle une raison, une explication, n’étant pas à proprement parlé le leur, mais celui des autres. De ces autres qui n’ayant pas été laissés derrière se sont évanouis. C’est d’ailleurs la jolie progression qu’opère à mi-mots la série dans les derniers épisodes de cette saison : peut-être que si nous sommes encore là, c’est parce que nous n’avons pas été élus. Difficile état de clairvoyance. Être jeté en enfer (hypothèse avec laquelle flirtait déjà Lost) n’est pas la même chose qu’être tenu sans égards à l’écart du paradis. Dans Lost la disparition était un reset, une opportunité, dans The Leftovers c’est une double dépossession, exprimant aussi un choix à l’encontre, un rejet. Drame ancien, mais hautement moderne dans son ébruitement : celui d’une communauté privée de son agir, dépouillée de son aventure propre, non par incapacité, mais par un refus vertical, hiérarchique. D’une main invisible à l’autre, celle qui planait sur les héros de Lost semblait moins froide.

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Le deuil dans The Leftovers est surtout deuil du sens.

D’où, au-delà de ce rapport – disons politique – que le fantastique exergue, cette autre question : comment survivre au mystérieux ? Quand le mystérieux n’est plus une affaire de frange scientifique ou d’herméneutique religieuse, mais lorsqu’il s’incarne sans détour dans le monde, comment le métaboliser ? Lost a toujours été une oeuvre spirituelle et éthique, une affaire de signe et de polysémie, l’illustration de la façon dont le mystère (le besoin de sens) s’autoalimente et s’autodétermine. Sa conclusion, nécessairement déceptive, aurait pu trouver une traduction dans cette phrase de Rosset : “Il n’y a pas de mystère dans les choses, mais il y a un mystère des choses.” Par son postulat et sa galerie de personnages (rapidement : des gens qui entendent des voix, des gourous, des sectes) The Leftovers s’engage clairement dans ce sillage. Mais à contresens. Au fond, il n’a d’abord était question dans Lost que d’un ours polaire au sein d’un climat tropical, et d’individus grimés en hobos. C’est presque conjointement au besoin de sens des protagonistes que le mystère s’y épaississait en égrainant tous les stades possibles, de la brèche des lois physiques au complot millénariste, du royaume monothéiste au terrain de jeux païen. The Leftovers, malgré sa ligne de départ sans équivoque, est étrangement prompte à défaire et falsifier les attentes. Aussi charismatiques, efficaces et de bonne foi que soient ses gourous, ses sectes, ses pasteurs, la série ne cesse de revenir à l’évidence : peut-être ne sont-ils que des gourous, des sectes, des pasteurs. Peut-être, en somme, le mystère ne sera jamais autre que mystérieux. C’est-à-dire un point hors de portée, une zone morte du langage et de la raison, dans le giron desquels le langage et la raison sont néanmoins sommés de se développer. Le deuil dans The Leftovers est surtout deuil du sens. Le mystérieux n’est pas une énigme à déchiffrer, mais la fondation problématique de la vie.

Parler d’une série qui est encore balbutiante est hasardeux. On peut se demander si des extraterrestres, des scientifiques du futur, Jacob, ne finiront pas par pointer le bout de leur nez, si The Leftovers deviendra ce genre de fiction fantastique, ou si elle poursuivra le doux chemin qu’elle arpente actuellement, celui d’une ancestrale histoire d’humains se construisant avec et contre l’indifférence affective du monde qui les accueille. Il est trop tôt pour tirer des plans sur la comète, et d’ailleurs, qu’importe. Si Godzilla doit éventuellement montrer sa face et servir de coupable, cette première saison n’en ressemblera pas moins à une des plus belles et agréables introductions qu’on ait vu récemment. C’est-à-dire à taille humaine – peu importe le monstre qui se cache derrière. Mais si The Leftovers continue dans cette voie (et l’absence de tout cliffhanger dans le dixième épisode le laisse penser), on est encore curieux de voir la conclusion qu’elle prendra. Lost s’achevait sur une consécration de l’expérience commune par delà le mystère. On n’en savait pas plus (entre les mystères sans réponses et ceux qui, éclaircis, ne faisaient que se redoubler), mais on pouvait s’accorder sur l’existence partagée d’une tranche de vie, in fine particulièrement vivifiante et remplie. L’agitation emballée et souvent irraisonnée de Lost était matière de l’action, maille d’un lien social. La nouvelle série de Lindelof interdit d’emblée ce genre de réunion. Une ligne de partage sera toujours tracée entre les évanouis et ceux dont la tragédie est d’être resté là. Imaginons qu’ils réapparaissent, aient une histoire à raconter : ce pourrait être pire, ressembler à un affront. La conclusion d’une aventure en mode mineur, voilà le défi étrangement palpitant dans lequel semble s’engager The Leftovers.