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Il y a quinze ans jour pour jour, après une matinée de cours avec la classe de seconde B2 du lycée Henri Martin de Saint-Quentin, je suis rentré déjeuner en compagnie de mes parents et de mon frère. Ce midi-là, ni le contenu de mon assiette, pas plus que celui des enseignements reçus le matin même, n’avait d’importance. L’après-midi la plus importante de ma vie d’adolescent sans problème se profilait à quelques minutes de moi, et il m’était tout bonnement impossible de penser à autre chose. 10 novembre 1999 : après des mois passés à attendre, des journées dépensées à lire et relire la critique complètement folle de Jean-Yves Katelan dans le magazine Première — LE texte qui m’a donné envie d’écrire sur le cinéma et sur tout le reste —, des semaines à résister face à l’envie trop tentante de dévorer le roman de Chuck Palahniuk afin de rester vierge face à l’expérience à venir, j’allais me rendre au cinéma Le Carillon, séance de 14 heures, pour y découvrir le Fight Club de David Fincher.

Je savais déjà que ce film allait profondément changer mes quinze ans.

J’imagine que ça se passe de cette façon avec la plupart des films générationnels : avant même leur sortie, on sent souffler un vent d’engouement inconsidéré, en partie dépourvu d’esprit critique, comme le signe annonciateur d’un séisme. Je n’avais pas encore vu Fight club, je n’en savais pour ainsi dire rien, mais je savais déjà que ce film allait profondément changer mes quinze ans.

Quinze ans, deux mois et vingt-deux jours, pour être précis. Soit pas tout à fait l’âge requis pour aller découvrir le film de David Fincher le jour de sa sortie. L’époque bénie où la caissière vous croyait sur parole (ou faisait comme si) lorsque vous lui affirmiez, la sueur au front, être âgé de seize ans. Je ne sais pas à quoi aurait ressemblé ma vie si elle avait demandé ma carte d’identité pour s’assurer que je ne lui mentais pas. Aujourd’hui encore, je la remercie de ne pas avoir fait de zèle. Et je me souviens parfaitement de son visage, quand même ceux des filles dont j’ai été amoureux à l’époque commencent sérieusement à devenir flous dans ma mémoire.

Je me souviens que ce mercredi-là, nous étions un peu en retard, mes deux futurs voisins de siège et moi. Florine Valliet et Romain Goubet. Seconde A1. Je ne me souviens pas de ce que j’ai mangé avant-hier ni d’où j’ai mis mes clefs de voiture, mais avec qui j’étais cet après-midi là, en revanche, je ne l’oublierai jamais. Par peur de rater les premières images du film, nous avons couru dans les couloirs du cinéma Le Carillon, poussé ses épaisses portes recouvertes de cuir, louvoyé entre les lumières rouges. Je dois être franc avec vous : nous n’avons pas été assez rapides ce mercredi-là. Cela devait être la première fois de ma vie que j’arrivais en retard au cinéma. Cette sensation horrible de rater le rendez-vous le plus important de son adolescence. Cette angoisse d’avoir raté un élément-clé du film, de ne pas pouvoir s’y immerger comme souhaité parce qu’on a raté la piste de décollage. Des mois plus tard, lorsque la VHS (oui) est sortie, j’ai pu vérifier que non, je n’avais rien raté de fondamental, étant arrivé après environ deux secondes de film.

Devenir quelqu’un d’autre. Abriter quelqu’un d’autre. N’avoir plus qu’à l’expulser de nous-mêmes.

Il est un peu excessif de dire que Fight Club a changé ma vie. Je ne me suis pas rasé le crâne en sortant de la salle, je ne me suis pas mis à confectionner des bombes à partir de jus d’orange. L’un de mes camarades de lycée a tenté ce tournant extrémiste, lui. Il a tenté de fabriquer du napalm dans son jardin, il s’est mis à lire Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche en boucle, If… de Lindsay Anderson est devenu son autre film culte. Les liens sont ténus, mais il est question de devenir quelqu’un d’autre. D’abriter quelqu’un d’autre. De n’avoir plus qu’à l’expulser de nous-mêmes.

Techniquement, narrativement, philosophiquement, je n’avais jamais vu un film pareil. J’avais quinze ans, bordel. Chaque gimmick a eu sur moi un effet dingue. J’ai refusé de cligner des yeux pendant deux heures pour ne pas rater la moindre image subliminale. J’ai décidé de me trouver un animal porteur de force et de ne plus sortir qu’avec des filles ressemblant à Marla Singer. J’ai eu envie de me battre sans raison (quinze ans plus tard ça n’est toujours pas arrivé, mais l’idée ne m’a pas tout à fait abandonné). J’ai passé un an à dire qu’Ikea est une prison, alors que je n’avais jamais mis les pieds chez Ikea.

Ces années-là étaient aussi synonymes pour moi de premiers pas sur Internet. Première adresse mail en 1998 : qtarantino02@aol.com. Deuxième adresse mail en 1999 : mischief.mayhem.soap@caramail.com. Le slogan du film. Je me promenais fièrement sur les chats avec cette adresse en étendard. Jusqu’à me rendre compte que d’autres étaient sans doute allés plus loin dans le délire obsessionnel. Un jour, j’ai reçu un mail très sérieux signé par une fille dont j’ai hélas oublié le nom, m’ordonnant de respecter la règle numéro 1 du Fight Club (« il est interdit de parler du Fight Club ») et la règle numéro 2 du Fight Club («il est interdit de parler du Fight Club »). Le mail était bien écrit, précis, convaincant. J’ai alors imaginé que quelque part en France, de vrais Fight Clubs étaient en train de fleurir, et que moi, le gentil fanboy premier de la classe, je n’étais qu’un rigolo qui surfait sur la vague de ce film pour se donner l’air cool.

Le grand reset n’a finalement pas eu lieu.

Qu’est-ce qui fait que ce film nous a tant transcendés, nous les semi-trentenaires de 1999 ? Sans doute la coïncidence qui le fit sortir peu avant l’an 2000, année de fantasme et d’angoisse — souvenons-nous du fameux bug informatique, susceptible de remettre nos comptes bancaires et nos vies numériques à zéro. Avec une conclusion pareille, le film ne pouvait sortir qu’à quelques encablures de la fin d’un millénaire. Le 31 décembre 1999 à 23h59, en pleine beuverie avec des amis ou en train de siroter une coupette avec papy et mamie devant les festivités télévisuelles présentées par Michel Drucker (option numéro 2 pour ma part), chaque ado de 15-16 ans faisant partie du club des spectateurs de Fight Club a eu un petit frisson bien différent de celui ressenti par les autres. L’enjeu n’était pas un simple passage au millier suivant, à ce nombre tout rond bien dépourvu de sens. Non. Au fond de chacun d’entre nous se dressait l’espoir et la peur que notre monde s’écroule. Qu’on puisse le réinventer de toutes parts. Que le consumérisme ne soit qu’histoire ancienne. Le grand reset n’a finalement pas eu lieu, nous laissant rassurés de pouvoir continuer à voir des films et écouter des disques, et en même temps un peu déçus de ne pas avoir assisté à ce qui aurait été la plus grande révolution de l’histoire de l’humanité.

S’il sortait aujourd’hui, Fight Club n’aurait pas ce parfum de fin d’époque. Il ferait fantasmer pour les mêmes raisons un peu primaires, puisque la situation de notre monde n’a guère évolué (si ce n’est en pire). Son twist psychanalytique nous donnerait tout autant envie de nous remettre en question, nous les ados persuadés d’être déjà des adultes. Mais les choses n’auraient plus la même saveur. Il ne s’agit plus de rêver du grand soir. On se projette dans des univers post-apocalytiques et paradoxalement très aseptisés, de Hunger Games en Divergente. Il ne s’agit plus de tout faire péter, de jouer les Robin des Bois d’envergure pour tout remettre à plat. Les ados ont baissé les bras, pas aidés par ce cinéma d’anticipation qui imagine déjà l’après, quand les puissants auront réorganisé le monde à leur idée et que la population du bas de l’échelle sera définitivement reléguée à l’état de chair à canon. Fight Club n’a pas eu de réelle conséquence sur nos vies car nous n’avons pas été assez courageux pour nous allier et tenter de changer radicalement la donne ; quinze ans plus tard, il n’est même plus question d’essayer.

Ma perception des événements décrits a considérablement évolué en quinze ans.

Je ne sais pas combien de fois j’ai vu le film. Sept ou huit fois probablement, et pas depuis quelques années. Mais il est amusant — ou triste, jugez-vous même — de constater que ma perception des événements décrits a considérablement évolué en quinze ans. La révélation sur le personnage d’Edward Norton et le Tyler Durden joué par Brad Pitt m’avait semblé géniale au premier degré, tout comme on trouve génial que Keyser Söze soit le boîteux. Ces mecs étaient mes héros. Je rêvais d’être comme ça, un leader charismatique à le tête d’un groupe d’individus sans égo, mes Space Monkeys à moi, capables de tout pour peu que cela serve la cause. Ma cause. Et puis, les années passant, le fol espoir lancé par le film a peu à peu laissé place à une résignation partielle. Durden m’est alors apparu comme un pur clown aussi ridicule que bien d’autres gourous, un idéaliste forcené aussi motivé par des idéaux anarchiques que par l’idée d’entretenir le culte de sa propre personnalité. J’ai trouvé un peu ridicule le fait de faire sauter des immeubles pour faire triompher ses idées, tout en ayant un peu honte de penser ça. Aujourd’hui, Fight Club m’apparaît comme une tragi-comédie ludique sur la dépression et le dégoût du monde. Il n’est pas impossible que demain, dégoûté par la tournure prise par notre époque, je finisse par me dire que Tyler Durden avait raison. J’aurai alors de nouveau quinze ans, comme ce mercredi après-midi de novembre 1999, seize heures trente et des poussières, qui m’a donné envie de croire au combat idéologique et à la force de persuasion du cinématographe.