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Diversions 1994-1996 et Dutch Tvashar Plumes, les deux mini albums sortis par Lee Gamble en 2012, m’avaient laissé parfaitement circonspect. C’était à un moment où, me semble-t-il, la musique électronique (anglaise en particulier) vacillait de manière inquiétante. Entre Hype Williams, Actress, Lee Gamble ou James Ferraro et ses affiliés, il y avait de quoi froncer les sourcils. C’était à se demander si la musique électronique ne consistait plus qu’en des idées jetées en vrac, sans la moindre démarche pour les mettre en forme. Diversions 1994-1996 et Dutch Tvashar Plumes étaient à ce titre emblématiques : ils ne semblaient vivre que de leur argument théorique et de leur modus operandi, sans faire cas ni du produit fini, ni des auditeurs concernés.

“What you’ve got is a whole… miserable subculture” – sample vocal extrait de Koch

Pourtant, ces projets de Lee Gamble avaient un point de départ intéressant : recycler ses cassettes jungle du bon vieux temps pour les traduire en étude avant-gardiste, c’était intrigant, malin, et en parfaite résonance avec les préoccupations hantologiques du moment. Malheureusement, ces intentions audacieuses se sont exprimées dans une bouillie sonore indéfinissable, rappelant l’époque – celle-là moins glorieuse – des mp3 128kb/s écoutés sur des enceintes d’ordinateur. Si l’on ajoute à cela des morceaux dévitalisés (c’est à dire privés d’espace et d’énergie), et des structures de composition bien trop erratiques pour être intentionnelles, on comprend bien alors l’agacement et la frustration que ces albums ont causés chez beaucoup. Pour ma part il s’agissait surtout d’indifférence : ils ne provoquaient en moi aucune réaction corporelle, aucun soubresaut émotionnel, rien donc hormis un vague ennui propice aux spéculations intellectuelles les moins sérieuses. Je ressentais en fait la même chose que devant l’art contemporain des mauvais jours : des œuvres qui se résument aux explications maladroites qu’on peut en lire (et pour l’expérience sensorielle, bon, on repassera).

“Dance music is in a constant flux. That’s its nature; it’s a global phenomenon, which has no actual geographical base.” Lee Gamble pour Fact (2012)

Après-coup, je suis toujours aussi sévère avec ces disques. Si je veux à l’occasion me plonger dans un univers post-rave et ouaté, similaire donc à celui de Gamble, je vais plutôt chercher du côté de V/VM, dont le projet The Death of Rave me paraît quand même bien plus riche et appréciable. En clair, je ne pouvais rien attendre rien d’un nouvel album de Lee Gamble – si ce n’est un peu de grain à moudre pour polémiquer dans le vide. Il a fallu la sortie du Kuang EP, peu avant l’été, pour que mes attentes évoluent. En trois morceaux, Kuang marque en effet une évolution significative dans l’œuvre de Gamble : il y développe un son plus mûr, plus ample, avec une direction artistique nettement moins confuse. Sa musique, ici, ne peut plus être considérée comme « ridiculement bonne » (dixit Bleep). On l’apprécie ou pas, mais on ne risque plus de la prendre pour du foutage de gueule.

Cette première bonne impression est mille fois confirmée par Koch, sorti quelques mois plus tard, en septembre. La musique de Lee Gamble y prend une toute autre allure. C’est très simple : cet album a été mixé et masterisé avec patience et talent. Ça change tout. Remarque de vieux con ? Même pas. Le lo-fi a ses vertus, mais quand on veut explorer des territoires deep et expérimentaux, il vaut mieux s’offrir un son à la hauteur de ses ambitions, car sinon, on risque bien de rester la mâchoire collée au goudron. Ainsi, grâce à cette simple évolution formelle – une belle spatialisation et un grain sonore affiné – le discours théorique de Lee Gamble peut enfin devenir pour l’auditeur une expérience vécue (et pas seulement une légère stimulation cérébrale).

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Koch est un album au nom abstrait qui expose une musique qui l’est tout autant. Ici il n’y a pas de visions nettes, de trajectoires planes ; Gamble cherche à matérialiser une autre réalité que la nôtre, une réalité où il n’y aurait plus d’objets, de concepts, de catégories, mais un flou universel, un enchevêtrement permanent d’éléments disparates. Koch n’est ni un disque de house, ni un disque d’IDM, ni un disque post GRM (à l’inverse de son obscur premier album Join Extensions) : c’est un disque qui occupe les interstices entre tous ces genres. Et même lorsque Koch semble vouloir rejoindre malgré tout des langages plus conventionnels, on le sent inévitablement et finalement attiré de l’autre côté, vers la déconstruction ou l’hallucination. Ici, c’est un fait, les revirements, les contrastes et les décrochages sont plus importants que les états stables.

“I think this dimension is a sort of escapology. Something that has always drawn me to art is its natural affection for ambiguity – the grey areas are welcome” Lee Gamble pour The Wire (août 2014)

Le propos général de Lee Gamble n’a pas foncièrement changé depuis 2012. Il s’agit toujours de déformer l’imaginaire de la rave, de recontextualiser ses quêtes d’absolu et d’irréel dans des préoccupations plus savantes. Sauf que cette fois, on n’en reste pas à un simple commentaire : Koch est un disque autonome, qui peut vivre par lui-même et sans référence intertextuelle. C’est tout simplement un magnifique ouvrage, qui procure un plaisir rare, intense et prolongé. À certains moments, on croirait par exemple entendre une synthèse courageuse et réussie de Dj Sprinkles et Autechre. À d’autres, on se dirait même que Xenakis ou Stockhausen continuent à exister dans cette musique. Et c’est drôle, d’en arriver à penser à des références si immenses à propos de celui qui, il y a deux petites années, cristallisait encore toutes mes inquiétudes sur l’avenir de la musique électronique. Il faut peu de choses pour renverser la vapeur : quelques titres vertigineux, un travail d’orfèvre sur la matière sonore, et le petit arnaqueur devient miraculeusement un puissant gourou. Le tout sans même rien changer à son discours initial.