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2012 vu par Jakuta Alikavazovic

Par Jakuta Alikavazovic, le 15-01-2013
Littérature et BD
Cet article fait partie de la série '2012 vu par...' composée de 5 articles. Dans l'optique de faire un point d'étape avant de passer à la suite, Playlist Society invite, tout au long de sa série '2012 vu par...', des personnalités (écrivains, musiciens, réalisateurs...) à évoquer leur année 2012 Voir le sommaire de la série.

Introduction de Dom Tr : Depuis sa sortie en septembre dernier, “La blonde et le bunker”, véritable petit bijou singulier et excentrique, a achevé de convaincre du talent et de la personnalité de Jakuta Alikavazovic. La romancière française de 33 ans s’est appliquée à projeter d’elle même en toute circonstance, entre les lignes, dans les nombreuses références dont elle parsème ses textes et dans chaque situation burlesque dépeinte avec trop de sérieux pour ne pas laisser de marbre, un univers où la facétie et l’élégante simplicité forment l’essentiel de ce que lecteur viendra chercher dans ces textes : une auto-déstabilisation volontaire et réfléchie. N’étant pas les derniers à goûter à l’ambiguïté sous toutes ses formes, surtout lorsqu’elle se manifeste dans un objet culturel quel qu’il soit, il nous a semblé logique d’inviter Jakuta à nous parler de son année 2012. Et l’objectif affiché est à l’image de ses ouvrages :  refuser de tomber dans la recherche d’un seul sens logique, bien au contraire.

Barre

En 2012, j’ai été constamment en retard. Le retard est devenu une forme d’expression personnelle. J’ai raté des trains, j’ai failli ne pas rendre un manuscrit, je lisais les quotidiens deux jours après leur parution, ou davantage. On m’a reproché de vivre dans un fuseau horaire à part. En fait, je crois que j’ai vécu dans une autre décennie. 2012 a été une année anachronique.

En 2012 j’ai aimé La Taupe, film d’espionnage à l’ancienne (rideaux saturés de nicotine, cabines téléphoniques et trahisons). Je me suis promis de lire le roman de John LeCarré avant la fin de l’année ; j’ai échoué. L’art du complot est intemporel mais pour moi, il est lié aux années 1970. J’ai vu deux fois Les trois jours du condor (dans le roman il y en a six).

Leonardo Sciascia

Leonardo Sciascia

J’ai découvert La disparition de Majorana de Leonardo Sciascia. Ce très beau livre, sur la vie et l’éclipse du scientifique italien, a été réédité aux éditions Allia en 2012 mais fut publié en 1975, l’année de la disparition de Jimmy Hoffa (qui, en raison de ses liens avec la mafia, apparaissait initialement sur un rayon de la « petite bibliothèque des assassinats présidentiels » construite dans La blonde et le bunker, ce roman que je tardais à terminer).

J’ai vu la Sainte Anne de Léonard au Louvre. Au dos du tableau se trouvent des dessins au graphite (en réalité invisibles) représentant, si mes souvenirs sont bons, un enfant, un crâne et un cheval. Je n’ai rien vu, puis j’ai vu quelque chose (ou je me suis convaincue d’avoir vu quelque chose), j’ai battu des mains.

On me pardonnera d’avoir tenté de percer le mystère Lana Del Rey, qui est à Instagram ce que Nancy Sinatra fut au Polaroid. D’ailleurs, j’ai pris des Polaroids. Chez moi ; ainsi que dans une ville menacée par les eaux. Dans la banlieue de cette même ville, j’ai entendu pour la première fois le pianiste Grigory Sokolov. La plupart de mes amis français l’ont découvert cette année, comme moi. La plupart de mes amis russes (ou mélomanes) se moquent de nous. Là encore, il semble que j’aie été à contretemps. (Ce n’est pas le concert auquel j’ai assisté, mais…)

Luther

Luther

A côté de ces énigmes et retards, on trouve quelques joies simples & plaisirs coupables : regarder Luther (Idris Elba a un accent parfait et ne change jamais de pardessus, même quand il a été aspergé d’essence). Prononcer le nom de Kendrick Lamar. Lire d’une traite toutes les enquêtes de Lew Griffin (James Sallis, Folio Policier). Voir Girls reprendre, la larme à l’œil, I will always love you de Whitney Houston (RIP) à Singapour. Quelques mois plus tard, deviser sur la largeur des cravates de Christopher Owens lors de son passage à Paris.

Pour lutter chaque année contre le passage du temps, il conviendrait de retenir parfaitement un texte, afin de se constituer une bibliothèque idéale (qui aurait l’avantage d’être ambulante). C’est une résolution prise, de manière sans doute inconsidérée, pour 2013. Mais si j’avais appris un poème par cœur en 2012, j’aurais souhaité que ce soit celui-ci :

Au bord de la falaise

Dans des hôtels qui avaient l’air d’organismes vivants.
Dans des hôtels pareils à l’intérieur d’un chien de laboratoire.
Enfoncés dans la cendre.
Ce type-là, à moitié nu, mettait la même chanson encore et encore.
Et une femme, la projection holographique d’une femme, sortait sur la terrasse
contempler le cauchemar ou les éclats.
Personne ne comprenait rien.
Tout était raté : le son, la perception de l’image.
Des cauchemars ou des éclats encastrés dans le ciel à neuf heures du soir.
Dans des hôtels qui avaient l’air d’organismes vivants de films de terreur.
Comme lorsqu’on rêve qu’on tue quelqu’un
qui n’en finit jamais de mourir.
Ou comme cet autre rêve : celui du type qui évite une agression
ou un viol et cogne sur l’agresseur
jusqu’à mettre ce dernier par terre et là il continue à le cogner
et une voix (mais quelle voix ?) demande à l’agresseur
comment il s’appelle
et l’agresseur dit ton nom
et tu arrêtes de cogner et dis ce n’est pas possible c’est mon nom,
et la voix (les voix) disent que c’est un hasard,
mais toi dans le fond tu n’as jamais cru aux hasards.
Tu dis : on doit être parents, tu es le fils
de l’un de mes oncles ou de mes cousins.
Mais lorsque tu le relèves et que tu le regardes, si maigre, si fragile,
Tu comprends que cette histoire aussi est un mensonge.
C’est bien toi l’agresseur, le violeur, l’inepte braqueur
Qui erre dans les rues inutiles du rêve.
Alors tu retournes aux hôtels-coléoptères, aux hôtels-araignées,
lire de la poésie au bord de la falaise

in  Roberto Bolaño, Les Chiens Romantiques (Christian Bourgois, 2012).
Traduit de l’espagnol (Chili) par  Robert Amutio.