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Carrières Modernes #6 : Nik Bärtsch, le zen dans la répétition

Par Julien Lafond-Laumond, le 22-04-2013
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Cet article fait partie de la série 'Carrières Modernes' composée de 10 articles. Un essai de Playlist Society sur les carrières atypiques de musiciens et artistes aux bornes des schémas classiques. Voir le sommaire de la série.

Alors que nous avons jusque-là surtout présenté des artistes hors-circuit, nous allons maintenant évoquer la particularité d’un « insider », Nik Bärtsch. Celui-ci est certes bel et bien assimilé à un label on ne peut plus classique, en l’occurrence ECM Records, mais il investit cette ancrage d’une manière bien particulière, avec une rigueur et un formalisme qui tranche avec les autres musiciens jazz abrités sous le même toit.

Pour attraper un petit peu ce qui fait l’audace de ce pianiste suisse, nous allons envisager sa carrière avec comme grille de lecture la question du Temps. Au sens traditionnel, la carrière, artistique comme professionnelle, est perçue le plus souvent dans un temps linéaire, qui part d’une jeunesse, arrive bientôt à maturité et finit par vieillir. Dans cette vision, une carrière serait comme une vie, avec sa naissance, sa mort, et entre, son histoire. Envisagée comme telle, une carrière se raconte, on peut en faire le récit. Et une bonne carrière, c’est une carrière qui ne reste pas statique : elle se met en scène et évolue.

Notre paradigme consensuel est qu’un disque est une réponse directe aux précédents. Nous nous sentons obligés de l’inscrire dans le temps historique de son ou ses auteurs, ce qui fait que bien souvent, par exemple, nous balayons d’un revers de main tout album qui ressemblerait trop à ceux qui le précédent. Nous sommes donc quelque part bouffés par le storytelling triomphant de nos sociétés. Au fond, est-il si indispensable qu’un artiste soit à l’égal d’un jeune cadre dynamique – c’est à dire mobile, flexible, ambitieux et toujours plus intéressé par l’avenir que par le passé ?

Pour étayer ce genre de questions, Nik Bärtsch est un recours passionnant. Ce musicien est en effet profondément habité par les philosophies orientales et s’intéresse également aux rituels des sociétés traditionnelles. Il retient de ces enseignements un rapport au Temps bien loin de l’évolutionisme occidental hérité des Lumières. Pour lui, le déploiement du temps est plus cyclique que linéaire, passé, présent et avenir ont moins de sens que des boucles temporelles qui sans cesse recommenceraient. Sa musique est toute entière empreinte de cette perception où le mouvement ne poursuit pas une finalité mais se contente de lui-même. La répétition est le coeur de son travail, dans la façon dont il construit ses morceaux comme dans la façon dont il construit sa carrière.

Nik Bärtsch ne met pas en scène sa propre histoire, sortir un nouveau disque n’est pas écrire un nouvel épisode de sa vie artistique. Au contraire sa carrière se met entièrement au service d’une seule et même idée, une idée aussi simple que géniale : faire du jazz-funk avec l’état d’esprit du minimalisme américain. C’est ce qu’il appelle du « zen funk ». Le pianiste garde du jazz sa légitimité à improviser, du funk ses basses slappées et ses envies de groove, puis il déroule cette sensibilité dans les structures lentes, longues et répétitives d’un Steve Reich ou d’un Philip Glass. Mais attention, la répétition ici n’a pas la valeur d’une insistance dramaturgique et ne cherche aucun crescendo émotionnel : la répétition est zen, méditative, elle absout des turpitudes de l’âme humaine.

Cela fait dix ans que Nik Bärtsch se consacre à cette seule idée de la musique. Chaque album qu’il sort n’est pas un démenti au précédent mais sa confirmation, son approfondissement. Ses compositions, qu’il appelle des modules, sont numérotées. Sur ses nouvelles sorties, il peut apporter des nouveaux modules, jouer des anciens de façon différente (sur des live par exemple) ou bien combiner deux modules existants pour en inventer un troisième.

Il faut appréhender cette systématicité comme une humilité. Nik Bärtsch refuse d’être un héros, de se sentir grisé par le costume de créateur. Il incarne une idée et se range derrière. Qu’importe les attentes du public, qu’importe le bon sens économique et marketing du système, qu’importe le risque de lasser ou d’être périmé, l’idée reste, aussi belle et fraîche qu’au premier jour. Et d’évolution il n’y a pas.

Nik Bärtsch est un pianiste qui a beaucoup intrigué au début et au milieu des années 2000. C’était quelqu’un d’excitant, qui pouvait être l’avenir du jazz. Et puis à mesure que lui insistait tranquillement sur son concept, beaucoup de médias et d’auditeurs s’en sont détournés. C’est vrai : il fait toujours la même chose. Mais ce qui peut être perçu par certains comme de l’ennui et des ruminations mortifères peut tout aussi facilement être envisagé comme une formidable sagesse, comme une clarté bienfaitrice. Resituée dans la logique du temps cyclique, son oeuvre est un exercice de perfectionnement, ritualisé, sacralisé même, où ce qui compte n’est plus l’oscillation permanente de l’esprit mais son apaisement possible. L’apaisement de l’homme au contact d’une architecture musicale absolue : voilà l’horizon de la carrière de Nik Bärtsch.