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Carrières Modernes #7 : Vincent Gallo, ne rien devoir

Par Thomas Messias, le 23-04-2013
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Cet article fait partie de la série 'Carrières Modernes' composée de 10 articles. Un essai de Playlist Society sur les carrières atypiques de musiciens et artistes aux bornes des schémas classiques. Voir le sommaire de la série.

La musique n’a pas le monopole des carrières atypiques : il y a, dans la sphère cinématographique, bon nombre d’artistes ayant choisi de travailler autrement  quitte à remettre en question le rapport avec le public.

Sur son premier long-métrage, Buffalo ’66 (1998), Vincent Gallo est crédité en tant que réalisateur, scénariste, interprète principal et compositeur. Un pur control freak, soucieux de livrer la représentation la plus fidèle possible du film qui a mûri dans sa tête pendant des années. Première contrariété : l’actrice de ses rêves, Charlotte Gainsbourg, ne peut pas endosser le rôle principal du film. Elle est enceinte. Amoureux fou de Gainsbourg, Gallo envisage un temps de tout abandonner. Des producteurs lui font retrouver la raison. On lui présente Christina Ricci.

Le film est un succès d’estime. Accessoirement, c’est un chef d’œuvre. Pour arriver à ce niveau d’exigence formelle et d’émotion absolue, Gallo se sera fâché avec l’ensemble de ses acteurs principaux — ne parlez pas de lui à Anjelica Huston — et avec une partie de son équipe technique. Trop pointilleux. Trop ingérable. Conscient d’être un animal asocial, notre homme ira plus loin dans l’enfermement avec son film suivant, The brown bunny (2002). Cette fois, Vincent Gallo est crédité en tant que réalisateur, scénariste, acteur principal, compositeur, monteur, directeur artistique, chef opérateur, chef décorateur, chef costumier, caméraman et producteur. Accessoirement, il est quasiment le seul acteur crédité dans le film, les autres protagonistes y apparaissant rarement plus de dix minutes.

En compétition à Cannes en 2003, le film connaît l’un des accueils les plus houleux de l’histoire du festival. Réactions typiques du public de ce genre de festivals, troupeau d’enfants de cinq ans venus voir ce qu’ils avaient exactement envie de voir : la projection est émaillée d’insultes proférées en direction de l’écran, de sifflets quasi permanents, de gigantesques éclats de rires. Les rares spectateurs séduits ne sont jamais loin d’en venir aux mains avec cette armée de spectateurs mal éduqués. Présent dans la salle, Gallo est atterré, mortifié : son bébé, mégalomane et nombriliste mais absolument somptueux, est rejeté en masse par la foule. Il jure ses grands dieux qu’on ne le reverra plus derrière une caméra, et encore moins en festival. Le film sort en salles dans une relative indifférence, et Vincent Gallo ne fait plus alors parler de lui que pour d’autres raisons.

Quelques rôles marquants chez Coppola ou Skolimowski l’empêchent de tomber tout à fait dans l’oubli ; mais si Gallo existe encore aux yeux du public, c’est en tant que personnage grotesque, capable d’accepter des pubs ridicules pour H&M, de tourner dans des direct to video absolument nazes  et de vendre son sperme et sa compagnie sur son site internet. L’ombre de lui-même, un fantôme fantoche que l’on croit définitivement hors du circuit.

En vérité, Gallo travaille dans l’ombre.  Ses envies de cinéma sont trop fortes. Il bricole des courts-métrages dont on connaît l’existence sans avoir jamais pu les voir. Il s’acoquine avec Sage Stallone, le fils de qui-vous-savez, et entame avec lui quelques expériences cinématographiques. Un jour de 2010, parmi les films de la sélection de la Mostra de Venise, on a la surprise de découvrir la présence de Promises written in water, troisième long-métrage de Vincent Gallo. Les yeux des fans s’embrument. L’excitation fait rage. Certains festivaliers trépignent, les autres s’en foutent. Projection vénitienne. Grand jour. Générique d’ouverture. Les rires pleuvent. Pourquoi ? Parce que Gallo, unanimement reconnu dans le milieu comme le pire des mégalomanes, s’est encore une fois confié tous les rôles. Sa présence multiple dans les crédits suffit désormais à attirer l’hilarité. Désormais, on lui rit au nez sans même avoir jugé son travail. Acharnement immérité à l’égard de cet ours bouleversant.

L’accueil n’est pas aussi affreux que celui de Venise, mais le résultat est là. Gallo se sent une nouvelle fois meurtri dans sa chair. Lui qui pensait avoir fait des efforts d’humilité en revenant avec ce tout petit film de 75 minutes, tourné en noir et blanc avec une équipe très réduite, est à nouveau raillé pour nombrilisme. Impossible de parler de lui sans être dorénavant moqué. Ce petit être chétif et susceptible, ce cœur d’artichaut au sale caractère, prend alors une décision que beaucoup interprèteront comme une victimisation outrancière : il récupère ses bobines, repart avec le film sous le bras, et jure ses grands dieux que personne ne verra plus Promises written in water. Pouf. Envolé. Plus rien. Sauf pour une poignée de festivaliers, le film restera un mystère éternel. Rangé dans un carton, il n’existera plus que dans le cœur et dans le crâne de ceux qui auront pu le voir et su le garder en eux, comme une chose précieuse.

Depuis, Vincent Gallo ne cesse de s’enfermer. Il tourne des courts-métrages chez lui, autour de chez lui, au long des voyages qu’il effectue seul ou en comité très restreint. Il enregistre des images et des sons parce que c’est ce qu’il préfère au monde. Il continue à travailler sur l’amour, la solitude, les meurtrissures liées à son passé. Mais compte bien les garder pour lui, comme un journal intime qu’on relirait à l’occasion pour prendre des nouvelles de son soi antérieur. Gallo a décidé de ne plus avoir de public, parce que le public est entré dans son cabinet d’analyse et a tout saccagé. Il a fermé la porte pour ne plus rien lui devoir.

Sur le site officiel du film, qui donne dans le minimalisme et le dénuement comme c’est également le cas du site personnel de Vincent Gallo, on trouve ce simple synopsis :

Promises Written in Water is an extremely stripped down abstract romantic story of a man and a woman, both in crisis.

Kevin (Vincent Gallo) is a long-time, professional assassin, specializing in the termination of life. Mallory (Delfine Bafort) is a wild, poetic, beautiful young woman confronting her terminal illness and eventual suicide. She reaches out to Kevin to take responsibility for her corpse once she passes, requesting his protection of her dead body’s dignity until her cremation. Kevin’s acceptance of this request causes uncomfortable self-reflection and changes the lens through which he views death.

Il reste des amoureux inconditionnels du travail de Vincent Gallo, convaincus de sa sincérité permanente et de son génie absolu. Ceux-là jouent régulièrement dans leur tête ce film-arlésienne qui résonne comme un lien mental établi entre eux et cet artiste absolu. On ne saura sans doute jamais ce que cache réellement Gallo, dans Promises written in water comme dans ses œuvres suivantes. Mais il n’est pas interdit de creuser au hasard.