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Lectures d’été : Tandis que j’agonise de William Faulkner

Par Benjamin Fogel, le 25-07-2013
Littérature et BD
Cet article fait partie de la série 'Lectures d'été' composée de 8 articles. Des livres à emmener avec soi à la plage, à la campagne et à la montagne. Voir le sommaire de la série.

Tandis que j’agonise est à Faulkner ce que Le Joueur est à Dostoïevski. Ce sont deux œuvres qui occupent des places particulières dans la bibliographie de leur auteur : toutes deux ont été écrites en un temps record alors que l’esprit de l’écrivain était pourtant focalisé sur un autre roman plus ambitieux, et toutes deux, initialement considérées comme mineur, se sont révélées au fil du temps représenter une forme de quintessence. Le Joueur a été écrit en quatre semaines afin d’honorer un contrat et tirer Dostoïevski d’un mauvais pas avec un éditeur véreux. C’est un roman écrit sous la contrainte et le stress, où le temps manquait à chaque page. Mais c’est aussi un roman fougueux, notamment parce que, pour la première fois, Dostoïevski n’écrit pas lui-même, mais dicte les mots à Anna Grigorʹevna Snitkina pour laquelle il nourrit déjà des sentiments ; un roman qui a été créé au beau milieu de la rédaction de Crime et Châtiment (entre les chapitres 5 et 6), comme une respiration forcée au milieu d’un travail titanesque. De son côté, Tandis que j’agonise a été écrit entre la première et la deuxième version de Sanctuaire. Là aussi, on y voit une forme de pause qui permet de se vider la tête avant de tout donner pour finir un autre roman bien plus long. Faulkner l’a écrit en six semaines pendant son travail de nuit, entre deux pelletées de charbon, à raison de quatre heures par nuit, avec en bruit de fond une dynamo qui tournait en boucle. Ces deux romans, écrits sous la contrainte et poussés dans leur retranchement par le manque de temps, apparaissent aujourd’hui non seulement comme des pièces maîtresses  mais surtout comme une excellente porte d’entrée sur les univers respectifs de leur auteur.

L’histoire de Tandis que j’agonise se résume en quelques lignes : Addie Bundren vient de décéder ; sa dernière volonté aura été d’être enterrée auprès de ses parents dans sa ville d’origine ; et son mari, Anse, accompagné de leurs cinq enfants, va traverser le comté de Yoknapatawpha pour tenir sa promesse, transportant ainsi tout au long de son périple le corps en décomposition. Mais le fond comme la forme, eux, ne se limitent pas du tout à ça. Tandis que j’agonise n’est pas un drame, mais n’est pas une farce non plus. Ce n’est ni un roman sur la mort ni un roman sur l’amour. C’est un roman sur ce qui doit être fait où le tragique et le comique ne sont pas traités différemment, où l’essentiel et le superficiel occupe la même place (Dewey Dell pense de manière équivalente à se faire avorter et à vendre ses gâteaux une fois arrivée à la ville). On a parfois l’impression de lire le plus grand des Faulkner et, en même temps, il y a toujours un goût de parodie, de recul sur sa propre gravité. La psychologie des personnages est riche, leurs craintes et convictions suent à chaque page, mais les situations qu’ils traversent relève souvent du tragi-comique avec un enchainement d’événements qui les empêchent d’arriver à bon port. Du coup, c’est un roman qui intrigue, qui titille, qui souffle le chaud et le froid.

Au niveau de la forme, Tandis que j’agonise est connu pour être l’un des premiers romans composés exclusivement de monologues intérieurs, et, à chaque chapitre (des chapitres courts, éclairs parfois), la situation est vue par un personnage différent.  Il doit y avoir une quinzaine de narrateurs en tout, et tout cela tourbillonne, parce que ce n’est jamais celui qui a toutes les clefs qui raconte. Tout s’enchevêtre, tout semble précis, calculé, comme si rien n’avait été laissé au hasard. Et pourtant tout cela a été écrit d’une traite, Faulkner se vantant même de ne jamais avoir retouché un seul mot suite à son premier jet. Et c’est sûrement au travers de cet aspect à la fois hyper spontané et hyper réfléchi que s’est construit le mythe de Tandis que j’agonise. Faulkner y est aussi préoccupée par la nature du roman que par l’urgence de l’histoire.

On ne peut pas simplifier les personnages de Tandis que j’agonise à une simple cartographie des comportements humains. Tout y est plus confus, plus compliqué. Les enfants Bundren ne représentent pas l’intelligence, la force, la fougue, la conviction, la rêverie, ou alors chaque fois plusieurs facettes de ces notions ; comme Darl dont on ne sait jamais s’il est brillant mais incompris, ou tout à fait à l’ouest. Ce n’est pas un fou clinique, mais un fou qui fait peur parce qu’il est différent, parce qu’il prend les décisions que personne d’autre n’est capable de prendre. Dans un sens, chaque membre de la nouvelle génération Bundren a à la fois envie de respecter les conventions, de faire honneur à l’être disparu, et, en même temps, de dépasser ça et de s’affranchir.

Au milieu de Tandis que j’agonise, il y a le monologue d’Addie Bundren qui apporte énormément à la compréhension de l’œuvre de Faulkner dans son ensemble. « C’est alors que j’appris que les mots ne servent à rien, que les mots ne correspondent jamais à ce qu’ils s’efforcent d’exprimer […] les mots qu’on leur donne ça n’a aucune importance ». Cela explique cette manière chez Faulkner de ne jamais faire confiance aux mots, de ne jamais croire qu’un mot suffit pour décrire un caractère, et de penser qu’il s’agit simplement d’un tour de passe-passe pour expliquer une chose qui est inconnue de la personne qui la raconte. Faulkner creuse à la racine des êtres. Il ne se contente pas de les nommer. C’est pour cela que les mêmes noms réfèrent à plusieurs personnages dans son œuvre : on ne peut pas se limiter à ça (confère les deux Quentin dans Le Bruit et la Fureur), ou encore à cette phrase dans Lumière d’aout : « En réalité, on ne voyait pas quel besoin il avait d’avoir un nom ».

Tandis que j’agonise est ainsi un roman essentiel, aussi pertinent pour celui qui attaquera Faulkner par ce biais-là, que pour celui qui voudra approfondir l’œuvre du plus grand écrivain américain (à mes yeux tout au moins).

Références :
– Preface et Postface de Tandis que j’agonise respectivement par Valery Larbaud et Michel Gresset
– Preface de Lumière d’aout par Maurice-Edgar Coindreau