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Lectures d’été : Chicago May de Nuala O’Faolain

Par Catnatt, le 06-08-2013
Littérature et BD
Cet article fait partie de la série 'Lectures d'été' composée de 8 articles. Des livres à emmener avec soi à la plage, à la campagne et à la montagne. Voir le sommaire de la série.

« Ils avaient ce que Proust ne pouvait pas avoir : pas de pensée, rien que la vie ».

A la fin du XIXème siècle, lorsqu’on était femme, Irlandaise et pauvre, on ne peut pas dire que l’on croulait sous les choix. Les trois cumulés, c’était hardcore mais même si l’on n’était que femme, c’était un parfait passeport pour la galère ; si on était Irlandais aussi et la pauvreté était le plus sûr chemin pour les difficultés. Au XXIème, cela a quelque peu changé, la nationalité irlandaise n’est plus un problème, pour le reste les statistiques sont encore là…

Nuala O’Faolin est tombée un jour sur une histoire extra-ordinaire : « J’étais dans l’ouest de l’Irlande lorsque j’entendis parler d’une Irlandaise qui s’était enfuie de chez elle vers la fin du XIXème siècle et était devenue une criminelle célèbre en Amérique sous le nom de « Chicago May ».

Quelle force de caractère a pu habiter une jeune fille ignorante pour l’amener à partir à des milliers de kilomètres de chez elle ? C’est en premier ce qui me fascine dans ce livre : la réalité d’une certaine May Duignan. C’est une véritable héroïne même si elle se situe très loin des critères habituels : elle est malhonnête, menteuse, voleuse, arnaqueuse, violente. Mais il y avait quelque chose en elle, un instinct d’autoconservation chevillé au corps, une ambition, une aspiration à une vie autre que celle prévisible qui la broyait déjà dans ses bras, un refus viscéral de la fatalité, oui, quelque chose qui l’a poussée à prendre des décisions insensées et qui force le respect même aujourd’hui. Oui, si la même histoire se déroulait aujourd’hui – et on pourrait imaginer la même histoire à propos d’une jeune fille d’un pays encore oublié de nos jours : Haïti, le Congo ou le Bengladesh – on resterait quelques minutes silencieux en pensant à cet être humain surgi du néant et vivant dans le néant.

« May n’avait pas d’informations, pensai-je. Comment aurait-elle pu en avoir – enfant aux pieds nus au bord des tourbières dans un coin oublié d’un pays oublié ? Mais si, pour une raison ou pour une autre elle avait su, si elle avait senti intuitivement qu’il existait un monde ailleurs avec de la couleur, des fanfares et des femmes scintillantes qui se tenaient en équilibre sur le dos de poneys empanachés, qu’est-ce qui l’aurait empêchée de partir ? » Et pour partir, May va faire quelque chose de monstrueux : elle vole l’intégralité des économies de sa famille. Une famille pauvre…

Nuala O’Faolin a décidé d’écrire ce livre en ne s’attachant pas qu’à la vie de May – elle a choisi délibérément d’inventer le moins possible d’ailleurs – elle la raccroche à des pans entiers de « sociologie » sur les prostituées, le monde criminel, les classes sociales défavorisées, la vie de cet univers à part et la façon dont il était perçu par ceux au dessus.

« Il est des chutes qui semblent se faire d’elles-mêmes. Une femme qui a toujours eu de bonnes mœurs peut découvrir qu’un comportement de débauchée lui est totalement familier. Peut-être May ne s’est-elle même pas rendue compte qu’elle sautait le pas – peut-être était-elle fatiguée et à moitié ivre et avait-elle déménagé d’un endroit à un autre, ses cheveux avaient besoin d’être lavés, et elle n’avait pas un dollar, et l’homme qui la voulait agitait une liasse de billets juste sous son nez (…) Elle ne nous raconte rien sur ce moment crucial de sa vie, le moment de sa chute, le moment où elle s’est éloignée d’un destin ordinaire. Le moment où elle accepta pour la première fois de vendre son corps ».

Car, si nous entendons parler de May aujourd’hui, c’est qu’elle a écrit un livre, une biographie. Un dramaturge d’Hollywood à la recherche d’Etta Place, la compagne de Sundance Kid – l’industrie du cinéma était en quête d’histoire d’amour et de bandits – crut la retrouver alors qu’il était face à la fameuse Chicago May. S’il ne s’intéressa pas à elle, ce fut le cas d’un certain August Vollmer et ce type-là me fascine encore plus que May.

« Harris était ami avec August Vollmer, qui avait fait des services de police de Berkeley, les services les plus admirés non seulement aux Etats-Unis mais aussi dans le monde. Vollmer était un artisan de l’Amérique moderne. Il voyait les officiers de police comme des professionnels dont la place dans la communauté était honorable. Il payait suffisamment bien ses hommes pour qu’ils puissent résister à la corruption, il leur faisait porter un uniforme, il leur mettait au point des plans de carrière, il fut le pionnier dans l’utilisation d’un parc de véhicules et de radios de police et réforma le travail administratif de la police. C’était un pionnier de la médecine légale, aussi, l’inventeur du détecteur de mensonges, un des premiers experts en prévention routière, un créateur de systèmes tels que le bureau des casiers judiciaires dont il a influencé l’installation à Washington, et un professeur doué – il a mis en place les premiers cours de criminologie. Mais sa véritable originalité, c’était qu’il s’impliquait autant dans la vie civile que dans le crime. Il croyait que les policiers devaient être, en partie, des travailleurs sociaux. Il promut par exemple que la meilleure façon de s’occuper des criminels consistait à ne pas les incarcérer de manière systématique mais à les « tuer par la gentillesse » – à examiner leurs conditions de vie et à essayer de changer ces conditions ». (…) Vollmer écrivit : « Vous ne pourrez jamais me dire ce qu’un homme est capable de faire, et si j’en soutiens dix d’entre eux et que neuf me déçoivent et échouent, le dixième peut me surprendre. Ce pourcentage me suffit, parce que c’est en aidant les gens à évoluer que nous faisons des progrès dans notre société ».

 

Vollmer était un révolutionnaire et s’il ne s’était pas penché sur le cas de Chicago May, on n’en aurait jamais entendu parler, c’est lui qui l’a poussée à écrire. On notera toute l’ironie de la situation car si j’ai pu lire son histoire à elle, je désespère de trouver son histoire à lui. A ce jour nulle biographie, en tout cas pas traduite en français.

Et c’est ainsi que May fit connaître son étrange destinée en publiant en 1928 son autobiographie. Le New-York Times en parla, le Chicago Tribune aussi. Elle crut qu’elle allait gagner énormément d’argent par ce biais, comme tant d’autres avant et après elle… Elle vécut certes un peu mieux mais très vite, elle retomba dans la misère et mourut en 1929. A croire qu’elle avait attendu de déposer sa vie quelque part avant que son corps ne la lâche. Son amoureux arnaqua des pompes funèbres pour qu’elle puisse être enterrée dignement, conclusion cohérente d’une vie dédiée à l’escroquerie.

Nuala O’Faolan nous fait voyager en Irlande, aux Etats-Unis, en France, en Angleterre, dans l’enfer de Cayenne et même en Egypte. Elle nous fait rencontrer Eddy Guérin, un des rares à avoir réussi à s’enfuir de Cayenne et la comtesse Constance Markievicz (parfois surnommée la comtesse rouge en raison de ses convictions socialistes, elle est une nationaliste et révolutionnaire irlandaise. D’origine aristocratique, rien ne la prédestinait à prendre la défense des plus pauvres, et les armes pour la cause irlandaise. Avec Maud Gonne, elle est une des femmes les plus admirées d’Irlande.*) et d’autres personnages moins célèbres mais tout aussi haut en couleurs. Surtout l’auteur écrit merveilleusement bien, style à la fois simple et précis avec de belles fulgurances.

C’est l’habile mélange entre biographie et étude sociologique qui m’a le plus séduite dans ce livre. Nuala O’Faolan a vraiment respecté Chicago May. Elle l’a vraiment respectée dans le sens où elle s’est très peu autorisée à prêter des émotions à cette Irlandaise hors-normes. Est-ce que May avait des émotions d’ailleurs ? Peut-être à la fin de sa vie.

« Les femmes qui n’ont rien, en particulier, doivent entretenir des relations émotionnelles avec les hommes et les enfants, mais l’émotion est érodée par la pauvreté. Les mariages sont arrangés. Les enfants ne sont pas plutôt élevés qu’ils sont envoyés loin de la maison. Que peut-il arriver au fil des générations si ce n’est que les femmes se détachent de leur propre cœur ? »

Comment survivre si l’on a un cœur à cette époque-là ? « Vers la fin du XIXème siècle, quand la majorité des gens nés en Irlande émigrèrent, la majorité des émigrants étaient des femmes et 90% d’entre elles étaient célibataires. C’était la faute de l’Angleterre si elles étaient forcées de partir – c’était ce qu’on croyait dur comme fer. L’Angleterre avait contrôlé l’Irlande pendant des siècles, mais cela n’avait jamais été accepté autrement que comme un pouvoir d’occupation. Quand vous quittez votre pays occupé, vous le trahissez, c’est pourquoi il vous incombe de jurer que vous détestez être obligé de partir et qu’un jour, vous reviendrez (…) On a dit que famille et communauté ont fait peser sur les émigrants irlandais un fardeau d’immense douleur que seule une éternité de regret sincère et de nostalgie pourrait rembourser.

Pas sur May ».

Dans sa biographie écrite par ses soins, peut-être avec l’aide de quelqu’un, nulle trace de regret ni de remords. Elle reste factuelle. Si elle exerça quelque fascination aux Etats-Unis, elle devint en Irlande le symbole des filles perdues pendant des dizaines d’années.

« A l’époque où May mourut et pour au moins un demi-siècle encore, l’Irlande était totalement en proie à une peur institutionnalisée des femmes ; c’est à dire de la sexualité. (…) Le clergé travaillait de façon obsessionnelle afin de contrôler la sexualité par diktat et en propageant le dégoût. (…) Les femmes devaient aller à l’église pour se purifier après chaque naissance. C’est dans cette société que May eut une existence posthume. Elle continua à vivre, tragiquement, dans une imagination – non pas comme la femme qu’elle était mais comme la séductrice détestable des tabous du prêtre ».

 

Si le statut des femmes a quelque peu changé, est-on si sûr qu’une destinée comme celle de Chicago May serait comprise de nos jours ? Je n’en suis pas certaine. Il n’y a qu’à voir comment l’on traite les prostituées. La seule différence, peut-être, c’est que si l’une d’entre elles écrivait sa biographie, elle y mettrait plus d’émotions car notre époque l’autorise. Pour les faits, ne comptons pas trop sur l’empathie…

Je me suis beaucoup attachée à la personnalité de May. Elle me rappelle celle avec qui j’ai conclu un pacte, petite fille, celle qui me montra qu’on pouvait se fabriquer sa propre morale au delà de ce que l’on nous enseigne enfant – mais où l’on nous démontre le contraire jour après jour – celle qui se situe sur l’échiquier social à l’opposé de May, mais Irlandaise elle aussi : Scarlett O’Hara. Quelle force de caractère faut-il pour s’extirper d’une morale féroce et misogyne ? C’est insensé.

Et si vous croyez que tout cela est bien loin de vous, je citerai cette histoire que je situe à peu près dans les années 20-30 (ce n’est pas vraiment précisé dans le livre) :

« Mais ils n’ont jamais connu l’Irlande de cet homme. Quand il était jeune, il y avait eu un incendie dans l’orphelinat conventuel d’une ville proche de chez lui. Trente-cinq enfants – qui n’étaient nullement orphelins, mais des bébés abandonnés – périrent brûlés, et ils moururent entre autre parce que les religieuses ne voulaient pas que les pompiers les voient, elles ou les petites filles, dans leurs vêtements de nuit ».

En 2002, quinze jeunes filles sont mortes dans l’incendie d’une école pour filles à la Mecque. « Selon au moins deux compte-rendus, des membres du Comité pour la promotion de la vertu et la prévention du vice ou de la Muttawa interdirent aux jeunes filles de s’enfuir ou empêchèrent qu’elles soient sauvées des flammes car elles n’étaient pas « convenablement couvertes » et que les mutawwa’in de la police religieuse ne voulaient pas qu’il puisse y avoir un contact physique entre les jeunes filles et les forces de défense civile ; ils craignaient en effet que cela donne lieu à « des incitations de nature sexuelle » (sexual enticement) ; il a également été dit que la police religieuse enferma les jeunes filles ou les refoula à l’intérieur du bâtiment »*

C’était il y a onze ans à peine….Nuala O’Faolain, mine de rien, a écrit un grand roman féministe, elle qui démarra sa carrière d’écrivain à l’âge de 62 ans et mourut six ans plus tard d’un cancer foudroyant. A croire qu’elle avait attendu de déposer sa vie quelque part avant que son corps ne la lâche…

Sur les milliards et les milliards d’êtres humains qui ont parcouru cette terre, il n’en est que quelques uns à avoir survécu dans nos mémoires. Combien de femmes ? Du caractère, quelques choix pour la plupart aléatoires, le hasard sont à l’origine de cette survie. Peut-être. Qu’ont-ils de plus ces personnages, en tout cas ceux qui n’ont rien inventé ?

« Quand j’étais jeune étudiante, j’ai entendu une citation de Ezra Pound – le passage qui commence par « Lorsque, lorsque et à chaque fois/que la mort ferme nos paupières » – et cela m’a toujours consolée de penser que nous traversons le fleuve de l’au-delà, sur le même radeau – vainqueur et vaincu ensemble, « un enchevêtrement d’ombres ».

“Être mort est exactement la même chose pour tout le monde. Mais… être vivant ?”
Nuala O’Faolan

*Source wikipédia