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Le pyromane de Thomas Kryzaniac

Par Benjamin Fogel, le 03-10-2013
Littérature et BD
Cet article fait partie de la série 'Rentrée littéraire 2013' composée de 8 articles. Playlist Society fait sa rentrée littéraire 2013. Voir le sommaire de la série.

Entre 2006 et 2012, Ernesto Violin a publié huit disques sous le nom de Viol, des disques où il livre seul une folk romanesque à la fois rageuse et intimiste, des disques que j’écoute tout le temps, que je redécouvre souvent et dont je me lasse très peu. J’ai écrit souvent sur Viol, sur Welfare Heart, sur Olympus in Reverse, sur Gun Street, sur Bowels… et chaque fois je crois qu’il planait sur les phrases un sentiment de frustration et d’injustice (tout de suite, les grands mots). Car en sept ans, Ernesto Violin n’a jamais réussi à sortir de sa cave, ne s’est jamais fait, malgré les démarches, repérer par une structure. Cela n’a rien d’original, mais ça m’a toujours rendu triste pour lui. Aujourd’hui, Ernesto Violin laisse tomber son pseudonyme et sort Le pyromane, un premier roman publié sous son vrai nom, à savoir Thomas Kryzaniac. Et on se dit d’entrée de jeu que si ce n’est pas une revanche, c’est a minima un petit lot de consolation.

Entre la musique d’Ernesto et le récit de Thomas, il n’y a ni continuité ni rupture. Certains thèmes comme la solitude et la folie persistent, mais l’ensemble s’exprime dans un cadre différent. Avec Viol, Thomas Kryzaniac se cache derrière un pseudo et chante dans une langue qui n’est pas la sienne (l’anglais). Dans ses chansons, il raconte des histoires courtes où il y a de l’amour et de la violence, le tout mis en scène avec une certaine théâtralité. De fait, on pourrait alors penser que le passage à l’écriture est une mise à nue où il s’agit de ne plus tricher, de ne plus jouer un rôle. Mais je ne crois pas que ce soit ça. Ce n’est pas le rapport à l’intime qui est en jeu ici, mais plus celui au spectacle. Le livre se suffit à lui-même et l’auteur en est naturellement dégagé, alors qu’au sein de Viol, le personnage d’Ernesto Violin était partie prenante du concept. D’ailleurs, on n’entrevoit jamais Thomas Kryzaniac derrière le héros du Pyromane, alors qu’il transpire derrière chaque chanson de Viol. Oui, ce n’est pas une mise à nu, c’est juste qu’il n’y avait peut-être a rien à cacher ici.

Car Le pyromane ne fait pas partie de ces premiers romans où l’on a l’impression de retrouver l’auteur entre chaque ligne, où l’on se dit qu’il a mis tout de lui, et qu’il s’agit d’un bouillon de tous ses thèmes de prédilection. Non, on y sent du recul et une certaine liberté. Thomas Kryzaniac n’est pas prisonnier de lui-même ; il a déjà évacué ce qu’il y avait à évacuer avec Viol.

Le pyromane raconte l’histoire d’un homme dont les angoisses et les psychoses jouent avec le feu. Elles ont peur de lui, elles le craignent, et en même temps elles se verraient bien s’exprimer à travers lui. Il y a de l’amour et de la haine, de l’attraction et de la répulsion, entre un homme et un ennemi qui est pourtant complètement absent du roman. Car le feu est ici un moyen et non une fatalité. Le personnage principal est seul : seul dans son appartement, seul dans son monde, seul avec la culpabilité. Il est persuadé qu’il sera celui qui mettra le feu, et lorsqu’il lutte contre celui-ci, il lutte contre le destin auquel il se croit promis. Et c’est parce qu’il cherche à éviter le crime que le crime viendra à lui. La thématique des chats écrasés – le roman débute par la phrase suivante : « Tout jeune, je me suis lancé dans la rédaction d’une encyclopédie dédiée aux chats écrasés » – nous raconte la même chose. Cherche-t-il à rendre hommage aux chats, ou est-il en train de se dire qu’il est responsable de leur sort ?

Le vrai visage de la folie, c’est l’angoisse : l’angoisse qu’on ne peut pas canaliser, l’angoisse irrationnelle qui vire à la parano.

Est-ce la solitude qui mène à la folie, ou la folie qui mène à la solitude ? La solitude est ici d’autant plus forte que les autres personnages du roman sont tout aussi étranges et imprévisibles : l’un est fou (Reuner), l’autre le soigne (son médecin), mais la folie est partout. Thomas Kryzaniac l’affirme : « Chez tous les auteurs qui m’ont fasciné, Bernanos, Dostoïevski, Bloy, Lowry, il n’y a pas de personnage “normal” : ils sont tous dévorés par un feu intérieur, leurs actes n’ont aucun sens (en apparence) parce qu’ils expriment un chaos du langage, une impossibilité de réconcilier l’âme et la chair. Le roman est là pour tenter de combler ce vide. Je ne suis pas intéressé par le réalisme en littérature ». Et ici le vrai visage de la folie, le sentiment qui ronge tout et qui habite le livre, c’est l’angoisse : l’angoisse qu’on ne peut pas canaliser, l’angoisse irrationnelle qui vire à la parano.

L’une des composantes fortes de cette angoisse, c’est l’absence de confiance en sa mémoire : l’homme qui perd pied, c’est l’homme qui n’arrive plus à se souvenir. La folie est une angoisse que la raison n’a pas pu apaiser : ai-je bien fermé le gaz ? Ai-je bien mis le carnet dans le sac ? On en vient toujours à se demander si les choses existent encore quand on ne les touche pas, quand on les quitte des yeux. Si l’on est incapable de se souvenir, et surtout de faire confiance à sa mémoire, que nous reste-t-il ? On remet alors tout en cause. La question n’est plus : ai-je bien éteint la gazinière, mais est-ce que la gazinière est bien éteinte ou est-ce ma vue qui me fait croire qu’elle l’est ? Thomas Kryzaniac confirme : « je pense que l’angoisse peut dévorer un homme au point de salir tout ce qui l’entoure, même les détails les plus inoffensifs. C’est ce sentiment d’agression permanente que j’ai essayé de décrire ».

« L’angoisse peut dévorer un homme au point de salir tout ce qui l’entoure. C’est ce sentiment d’agression permanente que j’ai essayé de décrire ».

Le pyromane est un roman qui enferme et qui démontre que la psychose aime prendre des chemins détournés. Il y a peu de place pour l’émotion, on n’est pas touché comme on peut l’être par les albums de Viol. Il y a quelques moments où l’on décroche parce que tout semble possible – c’est le principe de la folie – et parce que les enjeux deviennent du coup moindre. Mais très vite, l’on revient dedans, parce que oui parfois la folie est plus intéressante que les hommes.