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True Detective, part 1 : au commencement, le mythe

Attention, si vous n'avez pas vu la série, ce texte contient des spoilers !

Par Catnatt, le 07-04-2014
Cinéma et Séries
Cet article fait partie de la série 'True Detective' composée de 3 articles. Une analyse en trois parties de la série de Nic Pizzolatto. Voir le sommaire de la série.

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* Au commencement, le mythe *

« Au long du lac se brisent les vagues de nuages
Les deux soleils jumeaux meurent sur ses rivages
Et les ombres s’allongent
Sur Carcosa.

Si étrange est la nuit sous les étoiles noires
Si étranges les lunes tournant au ciel du soir
Mais plus étrange encore
Est Carcosa.

Les chansons qu’aux Hyades un jour on chantera
Là où flottent en bruissant les guenilles du Roi
Doivent mourir sans bruit
Dans Carcosa.

Ma voix déjà se meurt et le chant de mon âme
Doucement s’évanouit comme sèchent les larmes
Qu’on n’a jamais versées,
À Carcosa ».
(chanson de Cassilda « The King in Yellow » de Chambers)

The King in Yellow

The King in Yellow

True Detective n’aurait certainement pas cette aura particulière sans ce fondement. Il sera compliqué de prouver quoi que ce soit, les directions sont multiples mais je choisis celle-ci : au commencement, la Louisiane de 1895 (date à laquelle paraît « The King in Yellow », une référence de la série), une famille de riches sudistes, le vaudou, les déviances et un recueil d’anticipation. Est-ce que le premier de la chaîne était particulièrement friand de récits fantastiques ? Pourquoi pas. Il mélangera la course du Mardi Gras, les « traditions » mystiques de la région et un lieu baptisé Carcosa, celui de la lutte finale entre Errol et Rust, pour créer un genre de « secte » où génération après génération, la famille customisera la « fantaisie » d’un aïeul. On n’en saura pas plus sur cet endroit et finalement peu importe son utilité première, il est Carcosa aux yeux des adeptes. Carcosa est un Dieu mangeur de temps, un sigle, un endroit et le roi jaune est son apôtre. Si on tire le fil un peu plus, je peux même imaginer que c’est un équivalent à la structure du catholicisme : le roi jaune est son fils, un genre de Jésus Christ version diabolique et les femmes sacrifiées peuvent représenter Marie : une trinité infernale. Un siècle après, nous aboutissons à une Louisiane où se mêlent joyeusement folklore et foi dans le cœur de la population, à l’opposé ou en parallèle un groupe de déviants sectaires (Carcosa) et au milieu un pessimiste (Rust) ; trinité toujours. Mais même si je me trompe – peu importe, le jeu ici est de spéculer – il y a indéniablement une structure dans cette folie. Une folie organisée pour couvrir les déviances pédophiles et sadiques d’une famille ou plus vaste, un milieu. De tous temps, on a soupçonné à tort ou à raison les élites d’organiser des orgies. Alors une de plus…

« Réjouissez-vous, la mort n’est pas la fin ! »

Peu importe finalement l’origine, il est certain que la famille Turttle-Childress a perpétué une tradition, une mythologie. Celle-ci est composée de Carcosa, du roi jaune, d’attrapes-diable, d’enfants et de femmes vêtus de blanc les yeux bandés, d’hommes au visage recouverts d’un masque d’animal, de « mariage » – « Viens avec moi, entre petit prêtre, suis le parcours de la mariée » – et d’étoiles noires (l’amas ouvert des Hyades). Le mantra ne sera pas « aimez-vous les uns les autres » mais « Réjouissez-vous, la mort n’est pas la fin ! », une perspective réjouissante en somme… Nous avons aussi Telios de Lorca (l’auteur du livre où le prêtre a découvert les photos des enfants) qui serait l’anagramme de « Celestial Door » d’après le forum Quora consacré à True Detective, un concept toujours évoqué dans « The King in Yellow ». Je me demande même si faire mal aux petits garçons pour leur créer des cicatrices n’en fait pas partie : « J’ai vu le roi jaune se déplacer dans la forêt, les enfants du roi portaient sa marque et devinrent ses anges » (Dora Lange). Un rituel sadique de plus. En effet, comme l’a justement soulignée une femme, le prisonnier qui relance Rust et qui finira par se suicider a lui aussi des cicatrices sur le visage semblables à celle d’Errol, celles que lui aurait fait son père enfant. Une des nombreuses questions sans réponse définitive de True Detective. J’y reviendrai.

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Au commencement, le mythe : le mythe de Rust Cohle. Au début du premier épisode, le réalisateur Cary Fukunaga soigne l’entrée de celui-ci. Il est suggéré puis révélé : même alcoolique, assez pitoyable, l’homme est assez sûr de lui pour se mettre en scène : gestes appuyés, façon de parler mystérieuse, concept philosophique, cigarettes en boucle dévorées plutôt qu’appréciées, le mythe Rust Cohle est en marche et ce d’autant plus que sa version 2002 émaciée et raide est à l’opposé de son avachissement de 2012. Que s’est-il passé pour en arriver là ? Forcément au delà de l’enquête, c’est la grande question que se pose le téléspectateur, une trajectoire parallèle à l’enquête.

Et si au commencement, le mythe, cela ne tient que sur une foi, une croyance. Et c’est bien là tout le sujet de True Detective, du moins de cette saison : l’humain et ses croyances. Car tous les protagonistes en ont une : les personnages secondaires (les inspecteurs, les parents des disparus, les prêtres à fortiori) sont tous plutôt versés dans la chrétienté, au minimum sympathisants comme Marty. Les pratiques des « méchants » de l’histoire restent indéniablement une croyance ; tous portent en eux l’idée que quelque chose existe au dessus d’eux, que finalement tout a un sens. Au dessus de Rust le néant. Rust, s’il n’assénait pas en permanence ses concepts froids et cliniques, dans un genre d’évangélisation, j’aurais pu croire qu’il était réellement raisonnable mais l’absence de doute, cette incapacité à se remettre en question déclenche le soupçon. Rust est bien sûr de lui, Rust pense au delà, Rust croit. L’absence de doute définit la croyance. Je fais partie de ceux qui font la différence avec la foi qui, elle, doute. En tout cas à mes yeux. « La croyance est le processus mental expérimenté par une personne qui adhère dogmatiquement à une thèse ou des hypothèses, de façon qu’elle les considère comme vérité absolue ou une assertion irréfutable (…) »1. Comme dit Tom Hawking2 « La chrétienté, le mythe du roi jaune et le nihilisme de Rust sont des histoires que chaque personnage se raconte pour donner un sens à sa vie et elles sont en fin de compte aussi destructrice que décevantes ».

* Storytelling *

Donc une série sur la croyance, la capacité phénoménale de l’être humain à croire au delà de la raison. La seule finalement qui ne succombe pas mais analyse et tire des conclusions en fonction des situations et des comportements, c’est Maggie. C’est finalement elle, la vraie rationnelle de l’histoire. Mais Pizzolatto ne s’est pas arrêté à ses personnages. Il pousse le curseur un peu plus loin en sollicitant nos propres croyances. En semant sur le chemin de True Detective autant de portes ouvertes que de possibilités, celui-ci génère une certaine dose d’interactivité. Que ceux qui n’ont pas échafaudé de théories lèvent le doigt.

« Rien n’est jamais résolu en ce monde ».

Que ce soit le comportement d’Audrey, la fille de Marty avec ses dessins et ses jeux de Barbie que je qualifierai au bas mot de particulier, que ce soit la piste du beau-père de Marty qui ferait partie de Carcosa ou la malédiction du détective (Marty serait-il coupable finalement ?) qui pourrait en passant par la théorie du complot ou encore certains dessins laissés sans explications pour finir avec un Rust éventuellement coupable, Pizzolatto sème autant de trous, de pièges, de leurres que possible. Bienvenue chez Rust au pays des horreurs. Malgré la fin, beaucoup d’entre nous restent frustrés car ils avaient construit une théorie et je crois bien que c’est pour ça que la fin est aussi classique : l’auteur se moque gentiment de nous. Pour autant, il est évident qu’il n’avait pas prévu un tel engouement . Comme le dit Bruno Icher3 : « Comme tous les auteurs, il a construit son histoire et son mode de narration sur les fondations de sa propre culture, de ce qui le constitue et le définit. A travers Chambers, Hawthorne, Bierce et le reste, il a crée un monde singulier – qu’il a restitué, et c’est l’essentiel, dans les clous d’une œuvre grand public ». La pierre angulaire étant probablement le postulat que « rien n’est jamais résolu en ce monde », Pizzolatto espérait nous laisser intrigués au minimum. C’est là où True Detective se distingue des autres séries policières qui fonctionnent généralement en univers fermé : c’est un long couloir qui conduit quelque part parsemé de portes entrouvertes (en quelque sorte construit comme le Carcosa de la famille) dans lesquelles nous ne pouvons pénétrer et selon nos croyances, nos traumas ou d’une manière générale nos schémas psychologiques, nous allons raisonner au delà de ce qui nous est proposé et nous resterons avec nos doutes. Comme le dit Pasha Malla4: « Dans True Detective, ce qui est en jeu ce ne sont pas les meurtres, c’est le storytelling » autrement dit « capter l’attention / stimuler le désir de changement / et (dans un dernier temps seulement), emporter la conviction par l’utilisation d’arguments raisonnés » (Steven Denning5). Pizzolatto applique les deux premiers, pas certain qu’il ait vraiment entériné le dernier. Ce qui est certain, c’est qu’il a déclaré : « Je ne suis pas du tout intéressé par les tueurs en série ».

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Appartement de Marty, dessin d’Audrey ?

La seule chose dont nous serons sûrs c’est que Dewal, Errol et Reggie sont coupables, qu’il s’agit d’un délire transgénérationnel et qu’il n’y a pas qu’eux qui ont assisté aux réunions du « club des amis de Carcosa ». Tout le reste est sujet à caution et jouissance de réfléchir : pas de prêt à penser. Entre rapport au monde et soi et pistes à peine entraperçues, le téléspectateur traverse la Louisiane en se retournant le cerveau. On peut peut-être imaginer que le père de Maggie en faisait partie et qu’Audrey est tombée sur quelque chose. En grandissant elle prendra un traitement mais on n’en saura pas plus, elle est comme on dit pudiquement « fragile » et Maggie ne développera pas. Quant à la malédiction du détective que serine Marty, on ne sait pas vraiment à quoi elle fait allusion en dehors de son destin personnel. On pourrait revoir la série en mode parano sous cet angle-là qu’on en sortirait bredouille. On ne saura pas non plus à quoi correspondent les dessins de l’école abandonnée, ces êtres, ces enfants ( ?) en blanc ni les squelettes au milieu du parcours vers l’enfer de Rust : grands maitres conservés ? Et pourquoi au milieu d’un déluge d’assassinats sadiques anonymes, Errol et Reggie ont choisi en 1995 et en 2012 d’offrir au monde deux meurtres spectaculaires qui attireront l’attention ? Que s’est-il passé ? En 1995, admettons que la famille Turttle-Childress fêtait l’anniversaire du livre fondateur, un genre de festivité, mais en 2012 ? Nous vivons une époque où l’on exige des réponses précises et True Detective n’en fournit pas pour mon plus grand bonheur. C’est de cette façon qu’elle reste dans les mémoires, c’est ainsi qu’elle suscite « la passion » chez tous ceux qui aiment bien se prendre la tête, comme moi.

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* La puissance des fantômes *

True Detective fait appel aussi à la puissance des fantômes, fantasme auquel nous sommes tous plus ou moins sensibles. Chez Rust, ce sera celui de sa fille. Certains sont persuadés qu’il la voit dans la série lors du premier épisode mais pour ce que j’en sais, cette petite avait deux ans lorsqu’elle est décédée or la gamine que l’on croise est beaucoup plus âgée. Mais toujours est-il que le fantôme ou plutôt l’ombre de sa fille plane chez Rust. Son pessimisme s’est construit ou accentué autour de cette mort. N’ayant pas la foi, la réponse est l’anéantissement complet. Il n’y a rien et le seul moyen de tenir c’est d’expliquer sereinement qu’ainsi elle a été protégée de toute la merde régnant en ce monde et aura épargné à Rust « le pêché d’être père ». Le seul moyen de tenir pour Rust aussi c’est de constater l’apaisement dans le visage des nombreuses mortes qu’il croise en salle d’archives comme une façon de se réconforter par rapport à sa fille. C’est pour ça que Marty lui dit « Tu as un champ de vision étroit, tu biaises, tu es un maniaque ». Puissance des fantômes toujours mais dans le camp adverse, celui du mal : Errol et son père ou Errol et sa famille disparue et tous les fantômes qui ont foulé le sol de leur Carcosa, les bourreaux et les victimes, entassées comme ce tas gigantesque de vêtements que l’on croise juste avant d’arriver au bout de cet endroit maudit. On ne sait d’ailleurs d’où vient la voix fantomatique qui accompagne Rust dans sa descente aux enfers dans le dernier épisode. Certains ont affirmé que c’était un délire hallucinatoire de plus ; je me plais à croire qu’il s’agit des voix du passé, doublant la voix d’Errol « Carcosa est celui dont les robes sont un vent de voix invisibles ». Fantôme encore avec l’ombre de Marie Fontenot, oubliée pendant des années et rappelée chez les vivants par l’enquête et toutes les ombres de ces disparus que croisent Marty et Rust.

* La temporalité *

 « Le futur était déjà derrière nous ».

Il n’y a qu’une seule victime finalement qui reste sur terre quelque part, c’est la petite fille en photo sur un immense panneau au bord d’une route. Rust la croise et la recroise quelle que soit l’époque. Les évènements changent, les gens évoluent mais elle reste là immuable, à peine pâlie par le temps qui passe. Comme me le faisait remarquer Nicolas Larrouquere, chef-monteur, elle est avec les paysages la seule éternité dans une série où la notion de temporalité est primordiale. Nous voyons chez les protagonistes principaux – Rust, Marty, Maggie, les enfants des deux, le prêtre, un inspecteur – les ravages du temps. Dans un des nombreux articles que j’ai pu lire sur ce sujet, quelqu’un soulignait que la série démarre au XXème siècle et finissait au XXIème et que ce n’était probablement pas un hasard, idée qui peut tenir sur la route lorsque l’on sait que « The King in Yellow » fut publié en 1895, précisément un siècle avant l’enquête donc. Est-ce fait exprès ? Spéculations encore. Il y a quelque chose d’angoissant dans ce jeu de temporalité, quelque chose auquel nous n’aurons jamais droit : les allers-retours de True Detective permettent de remettre en place les évènements, la narration des mensonges et les images de la réalité. Marty le dit « le temps nous file entre les doigts comme si le futur était déjà derrière nous (…) Tu finis par devenir ce que tu ne voulais pas et j’imagine qu’on ne sait jamais pourquoi ». Le futur est déjà derrière nous dans cette série, nous le regardons et nous ne comprenons pas toujours les pourquoi semés sur notre route. Mais qu’en est-il de nous ? Le temps nous aide nous aussi à raconter de menus ou d’importants mensonges tenus comme vérité, d’abord flous puis le temps aidant précis pour ne pas se sentir trop coupables, petits arrangements avec la conscience. Voyez Rust et Marty raconter avec force et conviction leur version héroïque et très cinématographique de ce qui s’est passé chez Reggie. Il y a là quelque chose d’écoeurant. Mais pour nous les allers-retours sont impossibles, les compromis moraux et la fiction personnelle ne se heurteront pas au film de la réalité.

Nous ne tomberons pas le masque.

Références : 
1 – Wikipédia “The King in Yellow
2 – “Rust Cohle, Jesus and God : what True Detective is really saying about religion” par Tom Hawking
3 – “True Detective, au bout du conte” par Bruno Icher
4 – “A world in which nothing is solved” par Pasha Malla
5 – Wikipedia Story Telling