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Une constellation de phénomènes vitaux de Anthony Marra

Par Arbobo, le 01-10-2014
Littérature et BD
Cet article fait partie de la série 'Rentrée littéraire 2014' composée de 9 articles. Playlist Society fait sa rentrée littéraire 2014. Voir le sommaire de la série.

Les traductions ont du bon. Seuls les livres les plus applaudis sont traduits et nous arrivent déjà dûment sélectionnés parmi l’océan de nouveautés. C’est d’autant plus appréciable pour les premiers romans, le nom de l’auteur n’étant évidemment d’aucune aide.

Celui d’Anthony Marra, Une constellation de phénomènes vitaux, collectionne une longue liste de prix et il est vrai que c’est une découverte qu’on a plaisir à partager.

2004, en Tchétchénie. Un villageois est emmené par les troupes russes, il a été dénoncé. Sa fille, qui a échappé à cette descente, n’a que huit ans. Comment la sauver ? A qui la confier ? Dans un pays en proie à une sale guerre, ces questions sont des casse-tête. Tâcher d’y répondre sera l’occasion de révéler une sale histoire, la petite et la grande avec un “H”, et un très beau sens du portrait.

Un peu comme dans Le saule de Selby, le personnage central de l’enfant, plongé dans le chaos, souligne l’injustice de la vie, le gâchis complet d’un monde qu’on laisse détruit à des gamins sans avenir. Ce pourrait être une grosse ficelle, un tire-larmes facile, ou pire encore, le prétexte tout trouvé à de grandes leçons pataudes sur la vie, la guerre, les adultes qui sont trop méchants et super pas justes quoi… Marra ne tombe pas dans ce travers. Il parvient à en faire des tonnes sans en faire trop. La réalité de deux guerres successives, dans une petite république qui avait déjà subi les déportations massives sous Staline, dépasse à elle seule l’imaginable. Pour en rendre tous les extrêmes, Marra n’affiche pour ambition que de raconter une histoire. Avec ce qu’il faut de toile de fond pour qu’elle soit ancrée dans le réel, et qu’elle résonne dans toute sa singularité.

Il faut beaucoup aimer la vie, pour parvenir à nous faire rire à ce point des atrocités de la guerre et des douleurs de l’enlèvement d’un proche. On devine toute la tendresse qu’Anthony Marra a développée pour ses personnages. Il faut voir comme ils sont capables de s’engueuler, de se sermonner. Car l’enjeu en vaut la chandelle. Il faut entendre comme ils sont drôles et se font rire, car le rire leur est plus vital que l’oxygène, leur corps est moribond, seule leur âme peut encore receler une étincelle de vie. On souffre avec eux, on rit aussi, souvent, de bon cœur, dans cet hôpital dévasté plus théâtral qu’un grand Guignol. Il se donne de la peine, Marra, pour offrir à ces êtres affaiblis et menacés des instants de répit, des éclats de joie, même un soupçon d’envie de vivre.

Il doit les aimer, ces personnes à la merci de sa plume, pour nous les rendre si chers. Entre deux chapitres, on repense avec une immense tendresse à ces personnages. Car ce livre est un traité de disparition. Il y a tant de manières de s’effacer, d’être éjecté, annihilé ou nié, ou encore de devenir l’ombre de soi-même. Tant de manières de disparaître et Marra les connait toutes. La guerre est généreuse en disparitions, elle fait le vide, à mesure qu’elle remplit les blocs chirurgicaux et les fosses communes. La guerre ravive aussi le souvenir de tout ce qu’on a fait, pas fait, pour garder près de soi ceux qui nous manqueront tellement. Ce qui nous rapproche se délite si vite.

C’est en cela que ce roman est aussi un précis de (réapparition). Par une valise qui déborde de bric et de broc, autant de souvenirs laissés par des inconnus de passage fuyant leur destruction. Par le trait sur le papier, qui ressuscite l’arrondi d’une pommette, la broussaille d’un sourcil. Akhmed est piètre médecin mais son art est plus précieux. Ses portraits vivront plus longtemps que celui dont il aurait stoppé l’hémorragie.

Dans « La Nuit du Chasseur » pervertie par la honte, la peur et la violence, le révérend Harry Powell offre un ballet funèbre, poings serrés, l’amour tatoué affrontant la haine, le bien se cognant au mal. C’est un combat de ce genre qui se livre en Tchétchénie. Se soucier d’autrui, tenter d’alléger son fardeau, est une générosité trop rare, mais aussi une malédiction. C’est sur ceux qu’on aime qu’on finit par attirer la foudre. La guerre d’occupation a vite tourné à l’opération de destruction.

Tout vient de là : l’appétit insatiable de Poutine

Un personnage jamais nommé plane sur ce livre. On s’y moque de Eltsine, jamais de son successeur. Pourtant tout vient de là : l’appétit insatiable de Poutine pour les anciennes républiques dominées donne à ce livre une actualité criante. C’est lui, déjà, qui rugissait à son arrivée au pouvoir qu’il irait « buter les Tchétchènes jusque dans leurs chiottes ». La Russie, grande comme près de deux fois l’Europe, contient plus de vingt républiques dotées, officiellement, d’une plus ou moins grande autonomie. À la disparition de l’URSS, ces républiques ont pu espérer devenir pleinement indépendantes, déclenchant une répression sanguinaire de la part de Moscou. La plupart sont aujourd’hui de facto sous la coupe du Kremlin, comme la sinistre Mordovie dont le magnat fantoche a octroyé la nationalité à Gérard Depardieu. L’Ossétie, l’Ingouchie, sont apparues quelques fois sous les yeux des lecteurs les plus attentifs des quotidiens. C’est la Tchétchénie qui a payé le plus lourd tribut, lors de deux guerres successives dont l’Occident a cherché à se tenir éloigné le plus longtemps possible, tandis que les habitants étaient massacrés en nombre et le pays complètement ravagé. Cette férocité, cette furie meurtrière qui a presque anéanti le pays, sont palpables dans ce roman. C’est la toile de fond dont toute l’action découle, et les conséquences les plus sordides de la guerre ne nous sont pas épargnées.

Il n’est pas banal, cet américain. Anthony Marra a passé des années en Europe de l’Est, il y a passé l’essentiel de ses études, alors que les universités de son pays accueillent justement des étudiants du monde entier. Havaa, Akhmed, Sonja, ces trois vies en lambeaux qu’il nous rend si chères, sont musulmans, entre autres caractéristiques. On ne peut que remercier ce jeune auteur de nous faire ainsi échapper aux lignes obligées du monde post onze-septembre, dans lequel la figure du musulman est devenue implicitement celle du suspect et de l’ennemi de la civilisation. Chez Marra, l’histoire reprend ses droits, la réalité y est implacable mais plus complexe que celle de Fox News.

La littérature américaine possède un genre bien à elle, qui a donné quantité de purs chefs d’œuvres : the Great American Novel. Le « grand roman de l’Amérique » offre, par exemple dans Independance day de Richard Ford, un discours profond sur ce pays et sa nature, son histoire, à travers le parcours de quelques individus brillamment romancés. Avec des œuvres comme Les racines du ciel, de Romain Gary, ou Une constellation de phénomènes vitaux de Marra, c’est au grand roman du Monde que l’on accède. Certes, à travers une simple histoire, toute bête, de deux adultes qui ne savent pas comment s’occuper d’une petite orpheline.

De facture assez classique, l’alternance de flashbacks et des chapitres « actuels » (le présent se déroule en 2004) permet de dévoiler progressivement les personnages, et d’apporter une indispensable profondeur historique. C’est un choix judicieux, adapté à ces vies interrompues, aux trajectoires brisées, et à la compréhension de cette guerre si floue dans les mémoires, pour peu encore qu’on en connaisse l’existence.

Même si Marra a inventé la ville et le village où se déroule son roman, le réel n’est jamais loin

Chaque retour vers le passé dévoile des liens inattendus, des ombres inavouables. Comme on peut s’en douter d’emblée, les sorts des protagonistes sont tous liés. Pour le meilleur, le pire, et le pire du pire. Même l’ignoble Ramzan mérite sa part de compassion. Ce n’est pas par hasard que l’auteur donne à son personnage le plus vil le prénom de l’actuel homme de paille désigné à la tête du pays par Vladimir Poutine, Ramzan Kadyrov. Même si Marra a inventé la ville et le village où se déroulent son roman, le réel n’est jamais loin. D’ailleurs la longue liste des sources de l’auteur démontre qu’il s’est solidement documenté. Marra a eu l’occasion d’expliquer qu’une de ses motivations pour écrire ce livre fut l’absence de livres en anglais sur cette guerre. Le désir de l’expliquer lui en fait faire un peu trop, d’un point de vue de lecteur de roman, surtout en milieu d’ouvrage. Péché véniel, mais qui empêche de crier au chef d’oeuvre. La construction est judicieuse, mais parfois une chute arrive un peu privée de préparation. Ce sont de menus défauts, de petites encoches dans de grandes qualités.

Le récit progresse en spirale, le passé donnant de plus en plus de profondeur à des détails apparus comme insignifiants. Le centre de gravité se déplace insensiblement. L’urgence de sauver Havaa devient supplantée par la recherche d’une disparue. On s’inquiète autant pour le fantôme de Natasha que pour l’avenir de la petite fille.

Marra crée cette confusion des temps, délibérément. Comme pour rappeler que l’histoire de l’humanité est un chapelet de guerres et de naissances, il plonge dans la préhistoire de la Tchétchénie, et il glisse des bribes de futur, l’avenir de ce patient architecte qui contribuera à redresser la ville, la lignée de tel réfugié passé par Aldar. Le présent du récit, 2004, rompt d’emblée l’idée d’un lien trop actuel avec « notre » présent. Férocement ancré dans le réel, ce roman ne veut pas tomber dans la catégorie du document ou du témoignage. D’ailleurs sa plus grande force sont ses dialogues enlevés. Quoi de moins documentaire qu’un dialogue du tac au tac.

C’est bien la petite Havaa qu’il s’agit de soustraire à l’obsession meurtrière.
«Je vous en prie.
– C’est un hôpital, pas un orphelinat.
– Il n’y a pas d’orphelinat dans ce pays. »

Les pires vérités sont balancées ainsi, autour d’un duel oratoire auquel met fin une réalité trop indiscutable. Au cœur de l’absurde, elles rappellent des besoins vitaux. Les médecins discutent de Dieu. Sonja a amputé plus de jambes que toute une promotion de médecins occidentaux, il lui tarde que son collègue sache enfin en faire à peu près autant. Avec dédain, la chirurgienne cite Marx pour qui la religion n’est qu’une béquille. Akhmed lui rétorque que « quand on marche sur une mine, la béquille devient la jambe ».

Mais souvent Marra met son sens du dialogue au service d’un peu de légèreté, des moments de sursis offerts à ses personnages (à nous ?). La petite fille n’a jamais vu de nouveaux-nés, elle a l’impression qu’ils doivent être très bizarres. Du coup, la jeunette aux idées bien arrêtées est heurtée qu’on lui dise qu’à sa naissance elle était superbe. Avant qu’on ne la rassure :
« Tes jambes te sortaient des épaules, tes bras te sortaient des genoux, et tu respirais par les fesses. J’ai dû tout réparer. J’ai raté lé déjeuner ce jour-là, à cause de toi.
La fillette rayonnait de joie. »

On rit souvent dans ce livre. Lorsque notre gorge se dénoue, c’est pour laisser échapper un rire libérateur. Le romancier a tout de même le bon goût de ne pas chercher le bon mot à tout prix. Les personnages tiennent le haut du pavé. Parfois, il trouve une évocation qui apporte sa profondeur au récit. Dans un passage, un combattant étranger, venu du Golfe pour financer les indépendantistes, sort de sa poche un trésor. Le Tchétchène qui converse avec lui tombe en arrêt : les Russes avaient banni toute carte complète de la république, par souci de ne pas alimenter un sentiment national (belle réussite…). Cette carte, patchwork de papiers disparates scotchés les uns aux autres, est la métaphore d’un pays en pièces, d’un peuple déchiré. Par instants, Anthony Marra trouve les mots justes pour créer des images comme celle-ci, puissante et parlante. Par ces tranches de vie, Marra retisse les fils invisibles qui font d’un peuple une étoffe et non un archipel d’inconnus les uns des autres.

C’est là la force, nous voulons savoir ce qu’il arrivera à Havaa, Dokka, Natasha. C’est là le malheur, moins il reste de pages et plus nous craignons d’apprendre le pire. Allégés de notre ignorance, alourdis de notre souci pour elles, pour eux, lisant un peu moins de pages à chaque fois, une certitude nous rattrape. Comment une telle horreur pourrait-elle “bien” se terminer  ? Ce livre sombre plus bas que tout, et nous entraîne avec lui. Un trou dans le ciel subsiste, quelques rais de lumière s’y égarent. Et les pieds dans la bauge, tout se clôt sur un bonheur sans nom. Pourtant…

Lui qui a tant aimé Natasha la maudite, Dokka, Havaa, qui va-t-il accepter de perdre ?


Une constellation de phénomènes vitaux, J-C Lattès, est le premier roman d’Anthony Marra
Ici : un chat avec Anthony Marra