Aa
X
Taille de la police
A
A
A
Largeur du texte
-
+
Alignement
Police
Lucinda
Georgia
Couleurs
Mise en page
Portrait
Paysage

Tristesse de la terre d’Éric Vuillard

Par Alexis Joan-Grangé, le 07-10-2014
Littérature et BD
Cet article fait partie de la série 'Rentrée littéraire 2014' composée de 9 articles. Playlist Society fait sa rentrée littéraire 2014. Voir le sommaire de la série.

“Une histoire de Buffalo Bill Cody”, dit le sous-titre. Voilà qui semble désuet. N’est-il pas cette vieille et vague figure du Far West, qui sonne surtout familier à nos oreilles parce qu’il aura, par l’entremise d’un mauvais jeu de mots, inspiré son nom à une chaine de restaurants ? Pourtant, la vie de Buffalo Bill a eu la consistance dramatique d’une grande fresque. Au regard de l’esquisse qu’en donne Vuillard, on se dit que sommeillait là un roman clé en main, presque écrit de lui-même, qui n’attendait plus qu’un porte-nom à apposer sur sa couverture. Tristesse de la terre n’est pas ce roman. Mais on s’avance. Résumons d’abord.

Ancien ranger ayant participé aux guerres indiennes, William Frederick Cody, de son vrai nom, devint, au hasard d’une rencontre avec l’écrivain Ned Buntline, le héros d’une série de feuilletons littéraires. En ce temps William était chasseur de bisons aux services des chemins de fer (les troupeaux étaient une gêne aux tracés idéaux des réseaux). C’est de cet épisode de sa vie qu’il tire son surnom, “Buffalo Bill”, ayant abattu 69 bisons en une seule journée lors d’un duel “amical” contre un collègue. Sa franchise littéraire connut suffisamment de succès pour être adaptée au théâtre, et Buffalo Bill finit par jouer son propre rôle sur les planches. De là, à partir de 1882, il créa le fameux Wild West Show, qui à son apogée attira plus de 40 000 spectateurs par jours, composé d’une troupe de 800 personnes, de 400 chevaux. S’ouvrant inlassablement sur la musique de La bannière étoilée, le Wild West Show n’est peut-être pas étranger à l’adoption de la mélodie comme hymne national des États-Unis. Le show tourna partout en Amérique, en Europe aussi, sous la Tour Eiffel, face à la reine Victoria, jusqu’en Camargue. D’ailleurs, c’est une représentation donnée en Arles qui est à l’origine de la tenue “traditionnelle” des gardians camarguais. C’est lors de sa tournée européenne que Buffalo Bill eut vent de la charge cavalière menée contre une tribu indienne à Wounded Knee. Il s’y rendit, parla avec les témoins, faillit adopter une orpheline, préféra engager les rares rescapés indiens (et les chevaux !), et aussitôt rentré intégra l’épisode à son spectacle. Chose encore possible alors, Buffalo Bill fonda une ville dans le Wyoming, baptisée Cody. Elle existe toujours. Plus tard, il perdit une fortune en produisant obstinément une série de pièces de théâtre en l’honneur d’une maîtresse. Son fils, enfin, fonderait Luna Park sur le bord de mer de Coney Island.

“Le bruit de l’iniquité en mouvement se reconnait.”

Le matériel narratif ne manquait pas. Il y avait là de quoi raconter une histoire, remplir des tomes. Mais cette grande épopée en suspens n’est pas ce qui intéresse Vuillard dans sa Tristesse de la terre et ses 150 pages aussi elliptiques que racées. Son livre est travaillé par un autre mouvement. Au-delà des frasques et des décors, tous si parfaits dans leur genre, Buffalo Bill n’est pas seulement un des nombreux héros de cette époque ambivalente qu’a été la conquête de l’Ouest, prise entre révolution industrielle et libérale, barbarie des sans-lois et expansionnisme de la civilisation. Dans sa volonté boulimique de mettre en scène la conquête américaine, Buffalo Bill est surtout la figure tutélaire d’une conscience et d’un pouvoir nouveaux : à l’orée du XXe siècle et de ses progrès, les peuples occidentaux peuvent désormais écrire l’Histoire en marche, et disposent de moyens inégalés d’en diffuser le récit. Dans le sillage de son Wild West Show et de son double fictif, Buffalo Bill n’est pas le héros d’une fresque désuète, il est une certaine préfiguration de l’Histoire comme autofiction des peuples. Son œuvre préfigure Hollywood et le grand roman américain, elle préfigure la mondialisation des médias, la capacité extraordinaire des peuples “modernes” à fournir au monde les représentations et les interprétations quasi immédiates des évènements qu’ils choisissent de définir comme fondateurs, et la tout aussi extraordinaire force de frappe dont l’Amérique, à ce petit jeu-là, fera preuve au cours de sa construction.

“Les derniers pèlerins du monde seront des bandes misérables, peuples chassés, gens que l’on déporte ou que l’on repousse.”

L’Histoire comme spectacle, et Buffalo Bill comme son premier producteur, voilà ce qui travaille Tristesse de la terre. L’Histoire comme agrégat de la fiction. Homme volontairement confondu avec son personnage, dont la biographie romancée deviendra plus marquante et plus notable que la biographie réelle, Buffalo Bill n’est pas de l’Histoire, il est l’Histoire. Mais la transfiguration ne se fait pas sans heurts. Dans la mise en scène bon enfant (ce n’est jamais qu’un show), les bisons et les indiens deviennent des obstacles sérieux à la civilisation, les massacres perpétrés à coups de canon des batailles héroïques, les acteurs des témoins. Les êtres et les évènements réels se perdent, trop pâles et trop ambigus face à leurs reconstitutions, jusqu’à ce que, enfin, la fiction se substitue aux faits, source d’informations plus lumineuse et clinquante, disponible aussi rapidement que leur report scientifique. Peut-être même plus rapidement, puisque l’obligation du vrai est étrangère au spectacle ; après tout, ce n’est qu’un divertissement sans prétention. Dans la fiction d’une conquête territoriale de l’Ouest s’accomplit ainsi, plus sinueuse, une conquête idéologique, qui entame déjà au gré des représentations du Wild West Show son expansion vers l’Est.

Les douze brefs chapitres de Tristesse de la terre s’ouvrent chacun sur la reproduction d’une photographie. Ce sont des photographies d’époque. On y voit Buffalo Bill, divers protagonistes ayant vécu dans son ombre, on y voit Zitkala, l’orpheline de Wounded Knee, des années plus tard, qui prend la pose à l’occasion d’une exposition. Elle n’a pas été adoptée par Buffalo Bill mais par un militaire, qui pensa qu’elle lui servirait de “carte de visite pour traiter avec les indiens”. Vuillard remarque que sur son image, Zitkala semble grimée en indienne. Chose terrible : l’identité comme un déguisement, un folklore. L’image a fait de Zitkala une reconstitution. Chaque photographie proposée par Vuillard rappelle cela : que la représentation, qu’elle soit théâtrale, imagée, littéraire, est en puissance une propagande, un outil marketing. Zitkala qu’on fait ressembler à une indienne de muséum, Buffalo Bill qui bombe le torse en serrant la main d’un chef indien, c’est le même rapport de force qui est immortalisé dans l’objectivité photographique, aussi factice soit-il. On ne s’étonne pas que l’Occident ait saisi toute la potentialité d’un tel procédé, qui contrastant avec son effet de réel absolument nouveau et saisissant, n’en était pas moins soumis à ses impératifs techniques d’alors (son incapacité à prendre sur le vif). La photographie au XIXe demandait à être mise en scène – une aubaine !

“Partout, le premier amour n’a duré qu’une seconde. Puis, chaque fois, se produisit la même incontrôlable destruction. Et aucun monde de mots ne créa son monde de choses.”

La dernière photographie de Tristesse de la terre est différente, cependant. C’est celle d’un flocon de neige, et Vuillard en quelques pages nous raconte une autre vie. Celle de Wilson Alwyn Bentley, photographe passionné par la nature et son infinie singularité. Dieu est dans les détails, devait-il penser. Wilson participa au progrès de son médium. Il voulait, entre autres, photographier autant de flocons que possible, et aida à mettre au point les appareils et les émulsions rapides nécessaires à son obsession. Il fut publié par le National Geographic, fut mondialement célèbre pendant un temps. Wilson est l’anti-Buffalo Bill. Le récit qu’il veut raconter n’est pas grand, il n’est pas taillé – écorché – afin de rassembler un peuple. C’est un récit comme un répertoire des êtres, dont la richesse est fonction de son exhaustivité et de sa fidélité. C’est un récit qui n’en a pas moins entraîné avec lui une forme de progrès.

Vuillard partage certainement avec Wilson cette croyance en une alternative. Tristesse de la terre en est le rappel : la littérature a aussi d’autres tâches, d’autres fonctions que la confection d’histoires, d’histoires comme autant de représentations plus ou moins adéquates, plus ou moins plaisantes. La littérature peut aussi être un travail généalogique, un contresens volontaire, la révélation plutôt que la construction d’une fiction. Tristesse de la terre n’est pas un roman. Rien n’indique nulle part qu’il veuille l’être. C’est un contre-récit, qui n’a aucun désir de façonner l’Histoire, mais plutôt de la délier. Que la vie de Buffalo Bill nous ait semblé désuète, se dit-on, est alors précisément le problème. Sa désuétude est le signe de sa réussite. C’est une vieille histoire, on croit la connaitre, l’avoir entendu mille fois. Certes. Mais qu’a-t-elle déformé de l’Histoire avec elle ? Beaucoup trop, selon Tristesse de la terre.