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2014 vu par Newsha Tavakolian : Un millier de mots pour une photo que je n’ai jamais prise

Par Newsha Tavakolian, le 29-12-2014
Littérature et BD
Cet article fait partie de la série '2014 vu par...' composée de 7 articles. Dans l’optique de faire un point d’étape avant de passer à la suite, Playlist Society invite, tout au long de sa série ‘2014 vu par…’, des personnalités (écrivains, musiciens, réalisateurs…) à évoquer leur année 2014. Voir le sommaire de la série.

Introduction d’Arbobo :
C’est avec émotion que je vous propose de lire ce texte que nous offre Newsha Tavakolian. Cette jeune iranienne est à la fois artiste photographe et photo-reporter, et travaille avec les plus grands titres de la presse mondiale. C’est surtout une femme de convictions, celles qui l’amènent dans des pays en guerre, celles qui lui font parler des femmes de son pays, ou celles encore qui l’ont conduite à refuser un prix prestigieux et richement doté parce que l’intégrité de son travail était en jeu. Je n’osais pas espérer qu’une telle femme allait répondre à notre proposition.
Elle l’a fait avec une humilité et une gentillesse qui la rendent d’autant plus impressionnante. Ce texte, elle l’a d’abord publié en anglais et en persan sur son profil Facebook, le 7 octobre, quelques jours à peine avant de recevoir notre invitation. C’est plus qu’une réaction à chaud à une situation insoutenable. C’est un témoignage de guerre, c’est un témoignage sur l’utilisation des viols comme armes de guerre, et c’est aussi une réflexion très forte sur ce que cela représente de prendre une image. Pour une photographe de métier, décider de ne pas prendre une photo est un choix, un acte fort et réfléchi, et vous comprendrez à quel point Newsha Tavakolian ne prend pas ses décisions sans de vraies raisons.
Nous vous proposons aussi la version originale (en anglais) ci-dessous.

Un millier de mots pour une photo que je n’ai jamais prise

Assise dans une voiture, fenêtre baissée au maximum. La brise d’Irak du nord souffle directement ses quarante degrés et quelques sur mon visage. J’ai tant de pensées en tête, mais je les mets de côté en raison du désastre dont je suis témoin.
Nous arrivons au village prendre l’homme qui a promis de nous conduire auprès d’une fille enlevée qui a récemment été libérée : un type élancé dans les quarante-cinq ans, à la peau foncée. Il porte un pantalon marron, une chemise à carreaux marrons, et une paire de sandales élimées. Il s’est mis à parler à la seconde où il est monté, et ne s’est plus arrêté.
Mes deux collègues et moi sommes entassées à l’arrière, nous pouvons à peine bouger. Nous sommes si épuisées que le sens de ses paroles nous échappe. Nous hochons juste la tête. Il nous reste encore plus d’une heure avant d’arriver à Khanke.

Pendant une seconde l’homme yazidi cesse de parler et je me demande ce qui le rend soudainement silencieux. Alors que j’essaie de comprendre quel est le problème, je vois qu’il essaie de saisir sans la blesser une fourmi ailée sur son avant-bras, et dépose l’insecte sur le tableau de bord : un geste à la limite de l’absurde dans un pays où la mort est devenue un incident de la vie quotidienne. En le voyant faire, une agréable chaleur parcourt mon corps.

L’un après l’autre, nous traversons des villages d’où débordent des camps de réfugiés : des femmes lavant leur linge ; des enfants en train de courir dans la poussière ; des hommes sans but, assis le regard vide fixé sur l’horizon.
Un instant, je me demande ce que je ressentirais si ce type dans la voiture était mon père, luttant pour rester en vie. Pendant que je me débats avec cette pensée, je remarque un coup de soleil sur sa nuque et l’arrière de son crâne. Je lui en demande la raison, et il explique qu’il a marché pieds nus pendant neufs jours d’affilée à travers les monts Sinjar. Je ne lui pose aucune autre question.

J’entre dans la pièce. En face de moi est assise une jeune femme fragile et filiforme, qui flotte dans sa chemise brune. Ses cheveux tirés en arrière sont tenus par une épingle en forme de fleur, qui fut sans doute à une époque le bijou réservé aux occasions de réjouissance. À présent la voici dans cette maison à moitié terminée, où actuellement cinq familles Yazidi vivent ensemble. Quand Samiya débute son récit, je sors mon appareil et commence à la photographier. Elle couvre son visage avec ses mains et me dit qu’elle ne veut pas être prise en photo. Mon amie Catalina Gomez, de la télévision colombienne, insiste. Elle lui dit à quel point c’est important que des images documentent son histoire, pour que le monde entier sache ce qui lui est arrivé.

Sa mère se tient assise là, sans aucune expression sur son visage. Et si le monde entier sait, dit-elle ? Que feront-ils ?
Nous ne tentons plus de photographier.

Samiya raconte le jour où l’EI (Etat Islamique) a attaqué son village. Elle était chez elle quand ils ont fait un raid dans sa maison et l’ont kidnappée, ainsi que d’autres filles du village. Ils les ont fait monter dans des cars. Deux jours plus tard elle a été donnée en cadeau à un homme, à Falloujah, où elle a passé 25 jours enfermée dans la même pièce. L’homme de Falloujah lui a demandé de se convertir à l’islam et de l’épouser. Elle a refusé fermement de se marier avec lui.

Les choses qu’elle raconte me font penser que EI n’est pas un groupe si sauvage, du moins pas aussi sauvage que le portrait que les médias dépeignent. Sa plus jeune sœur, qui doit avoir dans les 12 ans, est assise derrière Samiya. La pièce où nous sommes ne fait pas plus de quinze mètres carrés, un tas de coussins déchirés disposés le long des murs tient lieu de mobilier, et l’unique appareil électrique est un petit poste de télévision. Pendant une seconde la télévision distrait mon attention : il passe un film indien dans lequel une jolie jeune femme batifole avec un garçon, sa longue chevelure coule sur ses épaules, le garçon à sa poursuite. La sœur de Samiya et moi sommes aspirées un moment dans cette scène. Mais l’homme qui nous a conduit parle si fort que je suis à nouveau de retour dans la pièce.

À présent Samiya raconte qu’à Falloujah une fusillade a éclaté brusquement à l’extérieur de la maison, et quand l’homme qui la retenait s’est rué à l’extérieur il a laissé la porte ouverte. Alors elle a saisi sa chance et fui avec Samira, l’autre fille qui était avec elle. Elle ont couru le long de l’autoroute de Falloujah jusqu’à ce qu’elles trouvent un téléphone public d’où elle a appelé sa famille. Un parent qui vit près de Falloujah a accouru à sa rescousse et l’a emmenée à Bagdad.
Catalina lui demande si elle avait des contacts avec sa famille durant les 25 jours de sa captivité. Une fois, dit-elle, l’homme l’a laissée appeler son père. Elle répétait à son père de venir la sauver, explique-t-elle. Puis elle se tait. Catalina lui demande ce que son père a répondu. Mon père, dit Samiya, m’a dit comment pourrais-je t’aider, je ne peux rien faire pour toi. J’ai pleuré pendant trois jours, car même mon propre père ne pouvait rien pour m’aider.

Voilà son histoire, pensons-nous.

Nous la remercions de nous avoir accordé du temps et disons au revoir. Nous quittons la pièce pour une petite cour bordée également par la cuisine et deux autres pièces plus petites. Dans cette petite cour sont assis hommes, femmes, enfants – entre 20 et 25 personnes – le long des murs. Une mère soigne le pied blessé d’un jeune garçon. Je leur demande si eux-aussi sont venus par les monts Sinjar. En effet. Je commence à prendre en photo la mère et son fils. Soudain Catalina hurle mon nom : Newsha !

J’entre en courant dans la cuisine et me fraie un chemin vers une des petites chambres. Je me retrouve, mon appareil à la main, devant Samiya au sol qui crie et essaie de s’étrangler elle-même. Elle est entourée d’une dizaine de femmes qui tentent de l’en empêcher, avec leurs gamins en pleurs accrochés à elles. C’est une image de souffrance et de douleur terriblement puissante.
Je voudrais vraiment prendre cette photo d’elle se débattant et pleurant, une dizaine de paires de mains sur son corps s’efforçant de la maîtriser. Mais je me souviens que lorsqu’elle était calme elle ne voulait pas de photo d’elle. Aussi elle n’aimerait certainement pas que je pointe mon objectif sur elle pendant qu’elle gît sur le sol, éprouvant une douleur comme je n’en ai jamais vue de ma vie.
Une jeune mère de deux enfants qui se tient près de moi me dit que Samiya a ces crises au moins deux fois par jour, et qu’elle ne parle jamais à personne de ce qui lui est véritablement arrivé. Mais la première fois qu’elle a eu un tel épisode, tout le monde a compris ce qui s’est réellement passé à Falloujah : elle était droguée tous les jours, et violée de manière répétée.

Je me précipite dehors et appelle sa mère à ses côtés. Elle me regarde comme si rien d’inhabituel ne s’était produit, puis arrive à grands pas et s’assied contre Samiya, qui continue à se débattre et s’étrangler. Les yeux de sa mère sont emplis de larmes. Elle me confie que Samiya n’a pas dit un seul mot de ce qu’elle a traversé. Puis elle ajoute, quand EI nous a attaqués, ils m’ont poussée dans une pièce et enfermée à clef, pendant que dans la pièce adjacente ils abattaient mes fils. Comment est-ce que je vais vivre avec ça ?

En quelques secondes, Samiya se calme. On dirait qu’elle émerge d’un cauchemar. Elle se redresse, arrange ses cheveux, et m’adresse un sourire amer. Elle s’assied près de sa mère, qui l’embrasse dans les cheveux et met sa main sur les siennes. Elles restent quelques minutes ainsi, appuyées l’une contre l’autre.
J’ai vu de nombreuses scènes d’horreur durant des guerres et d’autres catastrophes. Mais c’est peut-être la première fois que j’ai été suffoquée par l’intensité de la souffrance dont j’étais témoin.

Je quitte la pièce et retourne dans la cour, m’asseoir par terre. Je suis incapable de bouger. J’ai l’air si remué que tout le monde devine ce qui vient de se passer. Quelqu’un m’apporte un verre d’eau. Après quelques minutes, Samiya vient me voir et pose sa main sur mon épaule. Elle a 14 ans, mais à cet instant elle en paraît 40. Elle me dit : tout va bien se passer.

Je l’embrasse et nous nous en allons.

Il est 14h. La journée atteint son moment le plus chaud. La vitre de la portière est entière baissée et un vent encore plus chaud que celui du matin me souffle au visage. J’essaie de faire revenir ces milliers de pensées que j’avais chassées, pour qu’elles remplacent l’image de Samiya et occultent son histoire déchirante. Mais je n’y arrive pas.

Newsha Tavakolian

 


 

A Thousand Words for a Picture That I Never Took

Sitting in a car with the window rolled down. The hot forty something degree breeze from northern Iraq blows straight at my face. I have all these thoughts on my mind, but I have put them aside, because of the disaster that I am witnessing.

We arrive at the village to pick the man who has promised to take us to an abducted girl who has been rescued recently: a forty five year old thin guy, dark skinned. He is wearing brown pants, a brownish checked shirt and a pair of worn out slippers. He started talking the second he got in and has not stopped since.

My two colleagues and I are crammed in the back with almost no wiggle room. We are so exhausted that we cannot even process his words. We just nod. We still have one more hour to go before we arrive in Khanke.

The Yazidi guy stops talking for a second and I wonder why he is suddenly silent. As I try to figure out what is wrong, I see he is trying to pick up this winged ant from his forearm without hurting it and he carefully places the insect on the dashboard: almost an absurd thing to do in a country where brutal death has become a normal every day incident. Seeing this I feel a pleasant warmth run through my body.

We pass by village after village packed with refugee camps: women washing their clothes; children running around in the dirt; men sitting around aimlessly while morbidly staring at some point in the horizon.

For a moment I ask myself, how would i feel if this guy in the car was my father, struggling to stay alive. As I am wrestling this thought, I notice the sun burn marks on the back of his head and neck. I ask him the reason and he says he has walked barefoot for nine days straight in the mountains of Sinjar. I do not ask him any other questions.

I walk in the room. There is this fragile underweight girl, wearing a dark brown shirt sitting in front of me. Her hair is pulled back with this flowery hair pin that was probably once an ornament used to dress up for some happy gathering. But now she is in this half constructed house, where now five Yazidi families live together. As Samiya starts to tell her story, I pull my camera out of my bag and begin photographing her. She covers her face with her hands and tells me that she doesn’t want her picture taken. My friend Catalina Gomez, from a Columbian TV channel insists. She tells her how important it is to document her story with pictures, because then the whole world will know what has happened to her.

Her mother is sitting right there with no expression on her face. She says what if the whole world knows? What can they do?

We stop trying to take pictures.

Samiya is telling us how that day that ISIS attacked her village she was at home, when they raided her house and kidnapped her along with other young girls from the village. They were all placed in busses. Two days later she was given as a present to a man in Falluja, where she spent 25 days in one single room. The Falluja man was asking her to convert to Islam and become his wife. But she insisted that she did not want to marry him.

The things she is saying makes me think that ISIS is not that much of a savage organisation, at least not as savage as the media depicts it to be. Her younger sister, whom I guess is around 12, is sitting behind Samiya. The room they are in is no bigger than 15 square meters and the only furniture it has are a bunch of ragged cushions placed around the walls and the single appliance to be found is a small TV set. For a second I get distracted by the TV: an Indian movie is on, in which this pretty girl is frolicking with a young man, with her long her flowing over her shoulders and the boy chasing after her. Samiya’s sister and I get sucked in the scene for a moment. But the guy who has brought us here speaks so loudly that I find myself back in the room.

Now Samiya is telling us that in Falluja there was a sudden shooting outside the house, and when the man who had took her rushed outside, he left the door open. So she took the chance and ran along with Samira, the other girl who was there with her. They ran along the Falluja expressway until they found a public phone booth from which she called her family. A relative who lived close to Falluja rushed to her rescue and took her to Baghdad.

Catalina asks her if she was in touch with her family during the 25 days of her abduction. She says that the guy let her call her father once. She says she kept asking her father to come and save her. She says this and goes silent. Catalina asks her what her father would say. Samiya says: my father told me, my daughter how can I help you? I can’t do anything for you. I cried for three days, because even my own father could not do anything to help me.

This is her story, we think.

We thank her for her time and say goodbye. We leave the room and enter the small yard that is located between this room, the kitchen, and two other smaller rooms. In the small yard, men, women, and kids – about 20 to 25 people – are sitting around the walls. A mother is tending the wound on the feet of a young boy. I ask them if they are also coming from the Sinjar mountains and they say yes. I start taking pictures of the mother and son. But suddenly Catalina screams my name: Newsha!

I run back to the kitchen and make my way to one of the small rooms. I find myself holding my camera as Samiya lies on the floor, shouting and trying to strangle herself. There are about ten women around her, with their kids hanging on them crying, while they try to stop her. It is such a powerful image of pain and hurt.

I really want to take this picture of her struggling and crying with ten pairs of hands all over her body trying to restrain her. But I remember that even when she was calm she didn’t want to have her picture taken. So she definitely won’t like me point my camera at her as she is lying on the ground, experiencing a pain I have never seen in my life.

A young mother of two who’s standing beside me tells me that Samiya has these episodes at least twice a day and that she never tells anyone what really happened to her, but the first time she had an episode, they realized what had really happened in Falluja: she was given narcotics everyday, and was raped multiple times.

I run out and call her mother to her side. She looks at me, as if nothing strange has happened, then she strides back to the room and sits beside Samiya, who is still struggling, trying to strangle herself. Now her mother’s eyes fill with tears. She tells me that Samiya does not even say a word about what she’s been through. She says: when ISIS attacked us, they forced me into a room and locked me in, as they shot my sons to death in the adjacent room; how am I going to live with this?

Samiya calms down for a few seconds. It is as if she is waking from a nightmare. She sits up, fixes her hair and smiles bitterly at me.
She sits beside her mother. Her mother kisses her head and puts her hand over hers, as they hold their heads close to each other for a couple of minutes.
I have seen many horrific scenes in wars and other disasters. But this is perhaps one of the first times that I myself felt like I was suffocating by the intense pain I just witnessed.

I leave the room and go back to the packed yard, and sit on the ground. I cannot move. I look so disturbed that everyone figured out what had happened. Someone brought me a glass of water. After a few minutes Samiya comes out and places her hand on my shoulder. She is 14, but now looks like 40. She tells me: everything’s going to be OK.

I kiss her goodbye and we leave.

It is 2 pm. The day has reached its hottest point. The window is rolled down and a breeze hotter than the morning breeze blows at my face. And now I am trying to bring back the thousands of thoughts to my mind so I can push away Samiya’s image and hide her heart-wrenching story behind them. But I just can’t.

Newsha Tavakolian

Le site de Newsha Tavakolian
Récit du prix Carmignac 2014 qui lui est attribué