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« Oh… » de Philippe Djian

Par Catnatt, le 12-09-2012
Littérature et BD
Cet article fait partie de la série 'Rentrée littéraire 2012' composée de 8 articles. Playlist Society fait sa rentrée littéraire 2012. Voir le sommaire de la série.

« Quoi qu’il se passe, ici-bas, le monde est toujours aussi beau. Ainsi, l’horreur est totale ».

Je venais de voir « A dangerous method » de Cronenberg qui traite de la relation de Sabina Spielrein et de Carl Jung en prenant le parti pris d’un éventuel sadomasochisme entre eux – Sabina aimerait avoir mal, le réclame, le revendique même – quand j’ai attaqué le roman de Philippe Djian, “Oh...”. Même si j’ai assez peu aimé le film, j’avais été fascinée par la démonstration de ce lien complexe qui peut se nouer entre deux êtres humains par la douleur. Djian m’a achevée. Ces femmes qui s’aventurent sur ces terres-là, sont-elles une vision d’hommes ? Des femmes qui vont à l’encontre de ce qui est établi de nos jours, malgré elles ou grâce à elles ; à genoux mais le regard fier ? Nulle femme n’est venue se confesser à moi dans ces territoires-là. J’aurais bien aimé pourtant l’entendre de leur bouche, ces vérités dérangeantes ; aller ensemble, toutes les deux, là où personne ne veut aller.

Djian y est allé seul, il n’a pas eu besoin d’écouter, il s’est glissé dans la peau d’une femme et s’est raconté. Il a pris un risque, joué avec le plaisir et la contrainte, les faits divers et les échappées, le passé qui vous rattrape toujours et l’avenir qui vous échappe. Toujours.

Le viol sera le point de départ du livre.

« J ‘ai connu pire avec des hommes que j’avais librement choisis ».

Michèle, l’héroïne du livre, la cinquantaine, peut-être plus, travaille dans une boîte de production, lit des scénarios, les trouvent, la plupart du temps, médiocres. Son entourage est réduit : Un fils un peu branleur qui s’est fourré dans une situation ubuesque, un ex-mari pas très talentueux et proche d’elle, une amie avec qui elle travaille, un amant transparent, une belle-fille enceinte et une mère obsédée par la chirurgie esthétique et le sexe.

Surtout, Michèle a un passé. Un passé comme un cargo de merde, on ne peut pas parler de « valise », à ce stade-là. Un passé sous forme de fait divers tel qu’il peut traumatiser un pays tout entier. Rien ne se passera comme prévu dans la vie de Michèle : il n’y aura ni pardon ni grâce ; il y aura un meurtre, un viol, un massacre au club Mickey, une tromperie, quelques mensonges, des crachats et des coups, des orgasmes, « les coups de fil anonymes, les insultes en pleine nuit, les courriers obscènes (…) », une gifle, un bébé, une morte à l’hôpital et un mort en prison.

Ça faisait longtemps que je n’avais pas lu un Djian, l’auteur de ma jeunesse que j’ai abandonné parce que je croyais que je m’en étais lassée. Cette joie de le retrouver comme si c’était hier, lui qui traite si bien de la folie des hommes et de la dérision d’une vie. « Oh… » est un bouquin formidable au style implacable : Les sujets s’enchaînent sans transition aucune, pas de chapitres, les pensées défilent, nous sommes bien dans la tête d’un humain, le rythme ne laisse quasiment aucun répit. Parfois les questions adressées à Michèle sont formulées sous forme de dialogue et la réponse ne suit pas le format, on retourne dans la tête de l’héroïne. Tout du long, on n’est pas loin du journal intime mais non en fait, c’est plus proche du journal télé, une énonciation de faits ; le viol est pris dans cette tourmente froide, les morts aussi. Aucune émotion apparente, on est à la limite du climat aseptisé et pourtant la violence est en permanence palpable. Les émotions aussi. C’est bien là, tout le prodige. Les rapports humains y sont brutaux et quotidiens : on se balade facilement avec un hachoir à viande à la main dans ce livre, on se dit facilement « Je te tuerai », « Promets-moi de me tuer ». Les gens décèdent dans ce livre comme on boit une tasse de café, c’est effarant et pourtant il faut vraiment y réfléchir pour s’en souvenir.

Se souvenir pour mieux comprendre que nous sommes dans l’horreur apprivoisée, la lisière grise. Ce roman se situe à la frontière, juste avant les morts et le mal, le grand mal, juste avant de basculer chez les aliénés . « Oh… »

Le fou identifié, c’est le père : celui qui s’est levé un matin pour massacrer des enfants. Le père, le grand absent physiquement, reste pourtant omniprésent tout le livre. Il est l’ombre gigantesque qui recouvre la vie de Michèle. Il est finalement la clé de tout et Philippe Djian a choisi comme élément fondateur un fait divers tel que le monde en devient logiquement fou.

« J’ai toujours eu peur que mon père ne m’ait transmis quelque chose et que je ne sois qu’un maudit maillon de la maudite chaîne ».

Le violeur sera « un mélange des deux, une superposition assez malvenue de ses deux visages qui le rend attirant et repoussant à la fois et la ressemblance avec mon père n’est pas loin ».

Le désir ou plutôt l’accomplissement du désir ne peut se faire que dans la violence. Et quand les rapports de Michèle avec son violeur prendront une autre tournure, le pouvoir sera de son côté à elle dans le quotidien, de son côté à lui lors de ces séances, au bas mot, spéciales. Mais équilibre, il y aura. Quelque part.

« Mes cris l’effraient. Je sais qu’ils sont convainquant, ils expriment une rage bien réelle qui provient du tréfonds et m’inonde, m’envahit comme une armée en pleine conquête et je sais aussi qu’ils participent du terrible plaisir que je prends avec lui ».

Djian finalement nous parle de deux folies : celle spectaculaire qui s’étale à longueur de temps dans les journaux et celle qui se niche dans les placards des gens, placards où se logent les toxines et le poison, placards que l’on ouvre la nuit venue lorsque personne n’est là pour les voir. Sans que l’on sache quelle folie donne naissance à l’autre. L’œuf et la poule. La poule et l’œuf.

La folie de Michèle. Elle n’est pas un personnage pour lequel on peut éprouver d’empathie. Il y a une frontière qu’elle traverse et on ne peut la rejoindre là-bas. On ne veut pas la rejoindre là-bas :

« Je déteste ce tour épouvantable que je me joue à moi-même. Qu’est ce qui ne va pas chez moi ? Est-ce l’âge ? Perplexe, je prends du soda, du gin, des olives, du fromage blanc à 0% ».

« J’éclate d’un rire sardonique. Je réfléchis. La tête me tourne un peu. J’admets que je suis une mauvaise fille. Que m’anime un sentiment de puissance mauvais ».

Son excuse sera son passé, l’empathie pourra se loger, là, dans un trou minuscule. Michèle n’est pas attachante, elle est intéressante. Mieux, elle est fascinante. Djian ne fait rien pour la sauver, il dresse le portrait d’une femme libre, une femme étrange, très loin des clichés. Une femme pour qui l’auteur éprouve pourtant de l’affection. Une femme capable de dire à son fils quand il lui apprend qu’il va être père :

« C’est une prison, Vincent, tu pousses les portes d’une prison, ne détourne pas les yeux, mon fils, regarde la réalité en face. Tu m’entends, c’est une cage. Ce sont des chaînes. Une prison ». Et pourtant deux pages plus loin, ce qu’elle ne dit pas à son fils: « Cet enfant, c’est de l’avoir conçu qui m’a sauvée du naufrage mental où m’entraînait mon père, c’est lui qui m’a fait renaître ».

Une femme capable de nager en eaux troubles avec son violeur mais qui ne pardonnera jamais à son mari de l’avoir giflée. Une femme incapable de pardon mais dont la « rédemption » passera par un pardon tacite, celui de son amie qu’elle a, quelque part, trahie. Michèle, placée enfant dans le rôle du bouc-émissaire d’une histoire qui dépasserait n’importe qui, s’est fermée au monde. Son mari qui lui a sauvé la vie – dit-elle – dont elle est restée proche ne sera jamais absout d’un geste malheureux. A croire qu’il est plus facile pour elle de composer avec l’horreur qu’avec la maladresse.

La seule à qui elle accorde le bénéfice de la médiocrité, c’est sa mère : « Et j’ai le sentiment d’avoir procuré un sursis de quelques heures à Irène, ainsi qu’à moi-même, et que nous en avons profité – nous avons réussi à passer ces derniers moments ensemble, à l’écart, toutes les deux, et seules comme autrefois, sans personne sur qui compter, et j’en suis profondément satisfaite, j’en ressors apaisée ». Parce que Michèle et sa mère Irène ont été seules contre tous et qu’au-delà du rapport mère-fille, il s’est crée un lien indestructible, une solidarité éternelle, de celles que l’on crée quand le monde devient fou autour de vous.

« Le démon habite-t-il un corps vingt-quatre heures sur vingt-quatre ou ne l’investit-il que par instants ? »

Michèle jamais vraiment étonnée pendant cette traversée en « eaux troubles, le mouvement, les terres inconnues », sera, pourtant, attrapée par surprise à la fin du livre, comme si la stupéfaction ne pouvait provenir que du bien, le bien que peut vous faire l’autre. « Oh.. » sera la rédemption possible, le pardon, l’avenir… Je me demande même si ce n’est pas la même réaction qu’elle a eu lorsque celui qui sera son futur mari lui tend la main. Philippe Djian a pourtant affirmé dans une interview : « Ce n’est pas de l’étonnement, c’est plutôt quelque chose de susurré, un “oh” dubitatif, une réponse qui ne veut pas en être une ». Mais un roman échappe toujours à son auteur et moi, je crois, au vu de que ce que je perçois de Michèle que si, elle est surprise. Une surprise perplexe, peut-être.

Un étonnement qui vient de la beauté d’un geste surgi du néant, oui, la beauté du monde provient de ce qui se passe ici bas aussi. Ainsi, non, « Quoi qu’il se passe, ici-bas, le monde est toujours aussi beau. Ainsi, l’horreur est totale ».

Non.

« Oh… »

Le player sur le côté joue les trois morceaux qu’écoute Michèle, l’héroïne, comme une bande-son du livre. Il m’a semblé important de les mettre. Ils en disent autant que des mots.

Interview “Nom de Djian ! ” ici

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