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Une machine à cash qui n’a pourtant sorti aucun tube majeur depuis plus de vingt ans : c’est objectivement ce qu’est désormais Depeche Mode pour l’industrie musicale. Un album tous les quatre ans, suivi d’une tournée mondiale organisée par Live Nation dans la foulée, et un succès garanti. Voilà ce qui a donné envie au patron de Sony Music, Doug Morris, de ravir le groupe à EMI en 2012. Suite à ce changement de label, les attentes commerciales autour du groupe se sont encore accrues. Le trio aurait alors pu se transformer en robinet ne faisant couler que de l’eau tiède, façon U2, sachant que quoi qu’ils fassent, leurs fans achèteraient leurs disques, leurs t-shirts et viendraient aux concerts.

En effet, Depeche Mode n’est plus l’incroyable machine à singles qu’il a été de 1984 et 1993, entre Some Great Reward et Songs Of Faith And Devotion. C’est durant ces dix ans que le succès du groupe a explosé, signant tubes sur tubes ; de People Are People à Walking In My Shoes, sans oublier le prémonitoire Music For The Masses et l’apogée Violator avec Personal Jesus et plus encore Enjoy The Silence.

Se réinventer sans tubes

Depuis cette époque bénie, Alan Wilder a quitté le groupe. Redevenu trio, Depeche Mode a dû compenser en trouvant à chaque album un producteur capable d’égaler le talent d’arrangeur de ce maillon essentiel. Ce fut Tim Simenon (Bomb The Bass) pour Ultra en 1997, Mark Bell (LFO) pour Exciter en 2001, puis Ben Hillier de 2005 à 2013 (Playing The Angel, Sounds Of The Universe, Delta Machine). Durant cette période, le groupe a clairement perdu son pouvoir de séduction auprès du grand public, mais a toujours pu continuer à compter sur les mélomanes avertis et surtout sur son hallucinante fanbase.

Depeche Mode n’a jamais cédé aux sirènes de la facilité

Cette seconde moitié de carrière, qui représente désormais la majorité de la vie du groupe, est pourtant tout aussi intéressante que ses débuts tonitruants. Grâce à cette nouvelle dynamique, Depeche Mode a su rester pertinent et a continué à déployer son esthétique sombre. De plus, Dave Gahan s’est lancé à son tour dans la composition et l’écriture, permettant un renouvellement certain et une émulation positive au sein du duo chanteur/songwriter qu’il formait jusqu’alors avec Martin Gore.

Depeche Mode n’a donc jamais cédé aux sirènes de la facilité, continuant à produire à son train de sénateur des albums exigeants, ce qui se confirme encore avec Spirit. Les producteurs successifs ont tous un profil artistique pointu, toujours considéré comme talentueux par les amateurs de musiques électroniques. C’est à nouveau le cas de James Ford ici : batteur de Simian, puis moitié de sa déclinaison Simian Mobile Disco. Un profil hybride entre rock et électronique qui ne pouvait que convenir à Depeche Mode, après trois albums conçus par le même Ben Hillier, qui penche quant lui plutôt vers le rock et la pop.

Un enregistrement artisanal

La méthode de travail a ici été bien plus expéditive qu’avec ce dernier. Tout a été produit et enregistré en seulement trois mois. Il est d’ailleurs intéressant de constater le contraste entre la méthode de fabrication artisanale de l’album et l’artillerie lourde déployée ensuite pour leurs tournées des stades. L’équipe autour du groupe est ici restreinte à quatre collaborateurs principaux. En plus de James Ford et de son ingénieur du son Jimmy Robertson, les deux autres ont un rôle déterminant dans la couleur sonore donnée à l’album. Le premier est Kurt Uenala, bassiste de formation, mais aussi programmateur de talent, rencontré par Dave Gahan lors de ses collaborations avec Soulsavers. L’autre ne vient pas du même monde puisqu’il s’agit de Charles McCloud Duff, bien plus connu sous son pseudonyme Matrixxman. Après avoir débuté dans les productions hip-hop, il a vite rejoint la face sombre de la techno en produisant aussi bien des titres aux rythmiques martiales, que des plages ambient sombres ou dernièrement une techno acid, là aussi encore très marquée par les années 90.

S’il y a une sorte de continuité dans l’esthétique globale du disque, il en résulte un disque à la production bien plus dépouillée que celle de Ben Hillier. Mais les sons restent toujours aussi en phase avec la production musicale actuelle, moins marquée par l’analogique comme c’était notamment revendiqué par le groupe sur Delta Machine. Au fil des écoutes, se détachent alors alors certains titres, notamment ceux écrits par Dave Gahan. Ils sont parmi les meilleurs qu’il a fournis pour Depeche Mode : Cover Me, No More (This Is The Last Time) et surtout Poison Heart. Cette ballade déchirante et violente a d’ailleurs été qualifiée par Martin Gore de meilleure chanson écrite par Dave Gahan. De l’aveu même de ce dernier, interviewé par Rolling Stone, le compositeur en chef du groupe est pourtant « un homme de peu de mots lorsqu’il s’agit de parler des chansons des autres ». Le compliment est donc d’autant plus important qu’il est rare.

L’ère des désillusions

On pourrait analyser la production musicale chanson par chanson, mais là n’est pas l’essentiel. Ce dernier réside plutôt dans les paroles de cet album, certainement celui où la conscience politique du groupe est la plus affirmée depuis Construction Time Again en 1983. Dans les années 80, Martin Gore a souvent parsemé ses chansons de références politiques : Everything Counts, The Landscape Is Changing ou New Dress en témoignent. Il abordait ainsi aussi bien la mainmise des multinationales sur l’économie, l’écologie ou encore la monarchie britannique. Sur Spirit, les propos sont bien moins naïfs et essentiellement portés sur le populisme ambiant, favorisé par la moralité de plus en plus douteuse de la classe politique au pouvoir. Et surtout avec une vision pessimiste qui semble annihiler toute vision d’espoir. « We’re digging our own hole / We’re going backwards / Armed with new technology / Going backwards / To a caveman mentality », clame ainsi Dave Gahan sur Going Backwards ; on a connu ouverture d’album plus lumineuse.

Un des albums les plus sombres de Depeche Mode

Et les choses continuent dans la même veine sur Where’s The Revolution (« Who’s making your decisions? / You or your religion / Your government, your countries / You patriotic junkies »), Scum, où le refrain ne tient qu’en un expéditif « Pull the trigger » adressé à cette « ordure » ou encore le blues de Poorman (« Corporations get the breaks / Keeping almost everything they make / Tell us just how long it’s going to take / For it to trickle down / When will it trickle down? »). Ces saillies sont entrecoupées quelques fois de respirations plus légères, comme la sensuelle You Move (première chanson du groupe signée à la fois par Gahan et Gore) ou So Much Love.

On remarque donc que les titres, les plus optimistes (Poison Heart mis à part) et intimes sont signés par Dave Gahan. Souvent porté sur les sentiments et les états d’âme, Martin Gore a cette fois-ci abandonné son domaine de prédilection à son chanteur, préférant quant à lui s’ouvrir sur le monde qui l’entoure. Originaires de Basildon, ville dortoir et ouvrière de la banlieue de Londres, les membres du groupe vivent désormais aux Etats-Unis (Santa Barbara pour Martin Gore et New York pour Dave Gahan) et toujours en Angleterre pour le troisième larron Andrew Fletcher. Gore a commencé à écrire ce qui est devenu Spirit, fin 2015, alors que Bernie Sanders commençait à faire entendre son point de vue révolutionnaire aux Etats-Unis. De l’autre côté de l’Atlantique, la Grande-Bretagne commençait à penser au Brexit. De quoi réveiller la conscience politique d’un groupe chez qui elle était endormie.

Finalement, Spirit est donc l’un des albums les plus sombres de Depeche Mode. Mais alors que la noirceur était auparavant revendiquée, voire célébrée (Black Celebration), elle est désormais constatée, subie et déplorée ; avec peu de chance de se tirer de cette perspective pessimiste. « People / How are we coping? / It’s futile / To even start hoping / That justice will prevail / That truth will tip the scales / Our dignity has sailed / Oh, we’ve failed », conclut ainsi Martin Gore en fin d’album. Un constat d’échec amer qui aura au moins servi à réaliser un grand disque. Le monde artistique s’est souvent consolé de l’élection de Trump en se convaincant que ce serait le début d’un renouveau contestataire. Spirit pourrait alors bien être l’une des premières grandes œuvres de l’ère de la post-vérité.