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Ready Player One : extra life

Sortie le 28 mars 2018. Durée : 2h20.

Par Erwan Desbois, le 02-04-2018
Cinéma et Séries

Ready Player One arrive dans les salles françaises deux mois après le précédent film de Steven Spielberg, Pentagon papers. Si la date de sortie initiale de Ready Player One (mi-décembre 2017, avant qu’un décalage ne soit décidé pour éviter un face-à-face avec Star Wars VIII) avait été maintenue, les deux longs-métrages auraient même été dévoilés aux États-Unis à seulement quelques jours d’intervalle – une folle conjonction qui s’était produite en 2011, entre Les aventures de Tintin : le secret de la Licorne et Cheval de guerre, deux films avec lesquels Spielberg faisait déjà le grand écart entre des mondes que tout sépare. Le dédoublement entre aventures virtuelles à base d’images de synthèse, et drames ancrés dans la réalité de l’histoire, est quelque chose que le cinéaste pratique depuis un quart de siècle maintenant. Déjà en 1993, il menait de front le tournage de La liste de Schindler et la supervision des effets spéciaux de Jurassic Park. La temporalité étant très différente entre la production des films d’animation et ceux en prises de vue réelles, cette manière de travailler est devenue une pratique régulière.  Plus d’un an s’est ainsi écoulé entre la fin du tournage avec les comédiens de Ready Player One, et la livraison du produit animé fini par les équipes de post-production. Un temps que le réalisateur a mis à profit pour tourner Pentagon Papers, en prises de vue réelles, pour lequel seulement six mois séparent le début du tournage et la sortie. Cette différence de temporalité est une opportunité pour Spielberg, tant elle s’adapte à la perfection à son caractère boulimique, quand il s’agit de travail et de tournage.

L’habileté de Spielberg fait que la question de forme qu’il se pose trouve également place au cœur du scénario du film : Ready Player One imagine un futur où les mondes virtuels que nous nous créons sont devenus l’égal du monde réel, voire ont supplanté celui-ci

La différence entre ces deux catégories de films, animés et réels, est de plus en plus ténue, et c’est dans cette interstice que se réinvente sans cesse le cinéma de divertissement. Spielberg n’a jamais perdu son goût du défi et de l’exploration. Plutôt que de vivre sur ses acquis (et de mourir à petit feu avec eux), il se porte régulièrement en première ligne pour tester les nouvelles techniques, afin de voir si elles permettent de raconter de grandes aventures avec la même magie et la même beauté que les pratiques qu’elles viennent supplanter. Jurassic Park et ses dinosaures virtuels fut le premier pas, suivi par A.I. en 2001, Tintin en 2011, et maintenant Ready Player One. Dans trois de ces quatre cas (l’expérimental Tintin faisant exception), l’habileté de Spielberg fait que la question de forme qu’il se pose trouve également place au cœur du scénario du film. Les protagonistes humains de Jurassic Park s’opposent sur le fait de recréer ou non des dinosaures dont la nature a provoqué l’extinction ; le monde de A.I. est peuplé de robots indiscernables des humains ; Ready Player One imagine un futur où les mondes virtuels que nous nous créons sont devenus l’égal du monde réel, voire ont supplanté celui-ci.

En l’année 2045 où se déroule Ready Player One, tout le monde sans exception a son avatar dans l’« OASIS », un univers agglomérant sous une forme immersive parachevée nos différentes révolutions contemporaines, réseaux sociaux, casques de réalité virtuelle, jeux vidéo. Le film lui-même fonctionne suivant cette logique d’agglomération, étant moins une rupture qu’une synthèse de créations hollywoodiennes marquantes sur la question du virtuel, depuis que ce dernier a commencé à empiéter sur ses plates-bandes. Le récit et le monde qu’il décrit empruntent à Tron (la lutte pour le contrôle d’un monde de jeu vidéo), Qui veut la peau de Roger Rabbit ? (le rassemblement en un même lieu de figures de fiction existant dans des œuvres différentes), Matrix (la guerre menée en parallèle dans deux univers), ainsi qu’au moins connu Clones (2009). Ce dernier dressait déjà le portrait d’une société passant tout son temps éveillé connectée au virtuel, plutôt que de se confronter à la réalité et aux problèmes qu’elle pose. Sur ce point, Ready Player One fait figure de version schématique de Clones. Le monde réel y est tout aussi lugubre (la quasi-totalité de la population mondiale, y compris dans les pays les plus développés, vit dans des bidonvilles surpeuplés) mais ce n’est là qu’une toile de fond, jamais réellement examinée. Les enjeux qui s’y rapportent – politiques, écologiques, sociaux – restent vagues d’un bout à l’autre, les conflits sont manichéens, les personnages n’ont pas grand-chose pour nous faire nous attacher à eux.

Cette faiblesse du matériau de départ mine les scènes situées dans le monde réel. C’est dans la bien nommée OASIS que Ready Player One rayonne, que Spielberg s’amuse à faire feu de tout bois avec une créativité débordante, fruit de l’énergie juvénile et de l’âme d’enfant qui ne l’ont toujours pas quitté même s’il a désormais plus de 70 ans. Ready Player One est organisé en une succession de niveaux, à passer pour atteindre la fin du jeu et obtenir le contrôle de l’OASIS. Chaque niveau devient la scène d’une spectaculaire démonstration de force cinématographique de la part de Spielberg – lequel fait évidemment en sorte que chacune soit plus sidérante et jubilatoire que la précédente. C’est un principe simple à fixer sur le papier, le rendre effectif à l’écran est une toute autre paire de manches, dont le cinéaste s’acquitte sans effort apparent film après film depuis plus de quarante ans. Course de voitures à travers New York, danse et voltige dans une boîte de nuit, chasse au trésor dans l’Overlook Hotel de Shining, bataille aux proportions gigantesques à flanc de montagne : dans ces séquences à la durée hors normes les idées graphiques, les rebondissements dans la narration et le suspense, les chorégraphies des personnages et de la caméra, tout concourt à la création d’un grand spectacle qui grandit sans cesse jusqu’à ce que le film atteigne son final.

Halliday et Spielberg sont en phase dans leur rapport au divertissement moderne : le problème à leurs yeux n’est pas les mondes virtuels ou les jeux vidéo, loisirs tout à fait recommandables, mais la volonté de certains d’en faire des instruments de fortune et de pouvoir

Dans Ready Player One, Spielberg a trouvé son propre avatar : le créateur de l’OASIS, James Halliday (interprété par Mark Rylance, déjà présent dans Le pont des espions et Le bon gros géant), à qui il donne une allure explicite d’enfant dans un corps d’adulte. Halliday et Spielberg sont en phase dans leur rapport au divertissement moderne : le problème à leurs yeux n’est pas les mondes virtuels ou les jeux vidéo, loisirs tout à fait recommandables, mais la volonté de certains d’en faire des instruments de fortune et de pouvoir. Contre ceux-ci, qui souhaitent rendre fermés des réseaux ouverts, une vision symbolisée par le bouclier interdisant l’accès à l’une des épreuves, Halliday et Spielberg croient à la communication et à la rencontre entre les mondes (un des thèmes spielbergiens de toujours). Ils espèrent que l’effet des films et jeux vidéo qu’ils créent déborde des écrans et brille dans nos vies, à l’image de la récompense finale de la quête dans l’OASIS, virtuelle et dont la lueur atteint pourtant le réel. La parenté entre ces deux artistes géniaux et cultes est telle que lorsque Halliday dit « merci d’avoir joué à mon jeu », il nous semble entendre Spielberg nous glisser « merci de venir voir mes films » ; et quand Spielberg filme la mort de Halliday, on a la nette impression qu’il met en scène par anticipation sa propre disparition. Dans une salle de classe, tous les enfants sont montrés pleurant à chaudes larmes devant la vidéo posthume de Halliday – ces enfants, c’est nous, Halliday, c’est leur Spielberg, l’homme qui a ouvert leurs yeux et leurs rêves grâce à l’art qu’il a partagé si généreusement avec eux.

Mais il y a une feinte permise par le virtuel, une échappatoire à la mort. Halliday n’arrête pas de ressusciter dans Ready Player One: son avatar lui survit dans l’OASIS (avec même une fin ouverte rappelant Ghost in the shell), et le jeu qu’il a mis en place lui permet de passer le relais à un nouvel inventeur de mondes et conteur d’histoires, le jeune héros Wade (Tye Sheridan, qui fait la bascule des films d’auteur aux blockbusters). Wade est lui aussi un alter ego potentiel de Spielberg, version adolescente – dans son apparence, et dans sa manière de s’imprégner des accomplissements de ses prédécesseurs pour assurer au mieux le passage de relais. Par les liens qu’il tisse entre Spielberg et ses deux avatars, ainsi qu’entre l’entertainment passé (la myriade de références à la pop culture, des décennies 1980 et 1990 essentiellement) et celui à venir (en images de synthèse), Ready Player One est une célébration grisante du passage de témoin, de l’avancée vers des formes neuves grâce auxquelles le plaisir des histoires d’aventure ne meurt jamais. Cela atteint son paroxysme dans l’incroyable séquence se déroulant « dans » Shining, à la fois fidèle et hérétique, hommage vibrant rendu par Spielberg à l’un de ses cinéastes révérés et ouverture d’une brèche vertigineuse dans la pratique cinématographique – la possibilité de faire de nouveaux films à l’intérieur de films passés1.

1 David Lynch a eu au même moment une idée approchante, dans Twin Peaks : The return et vis-à-vis de sa propre filmographie, avec la séquence se raccordant à une scène du film de 1992 Twin Peaks : Fire walk with me