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Peut-on concevoir un monde où la mythologie du rock aurait été transgressée, souillée, dépouillée de sa substance ? Peut-on concevoir un monde où Robbie Krieger aurait repris le flambeau de Jim Morrisson, un monde où New Order aurait continué d’officier sous le patronyme de Joy Division, un monde où Dave Grohl et Krist Novoselic aurait cherché à trouver un remplaçant à l’icône ? Il y a des codes avec lesquels on ne joue pas et des légendes qu’il ne faut pas défier ; Layne Staley était de celle-là.

Je me souviens le jour de sa mort. Mon petit studio de 20 m², les pages de « La Triade dans la nouvelle économie mondiale » qui avaient du mal à se tourner, Oui Fm qui crachait en fond des sonorités futiles. C’était un vendredi et la pression de l’épreuve de quatre heures à venir fut soudainement réduite à néant par une émotion intense. Il faisait froid, je crois, ou alors était-ce du aux frissons. De tous les décès d’artistes que j’aimais et que j’ai perdu, celui du leader d’Alice In Chains restera sûrement le plus personnel. Est-ce du à la relation particulière que j’entretenais avec le groupe, à la solitude estudiantine, ou bien à l’effet d’entendre l’annonce à la radio et non de la lire sur un écran scintillant comme ce fut le cas récemment pour Esbjorn Svensson ? Je ne sais pas. Les raisons m’échappent. Seule reste la sensation.

Tout comme Pearl Jam et Soundgarden, Alice In Chains aura bercé mes premiers émois musicaux, même si l’époque du « Above » de Mad Season et de l’unplugged me parait aujourd’hui bien lointaine. Pour être honnête je crois que depuis ce 5 avril 2002 je n’avais jamais réécouté le groupe de Seattle. Quand au « Degradation Trip » de Jerry Cantrell, je préfère même pas l’évoquer.

L’annonce de la reformation m’a comme beaucoup écœuré. Comme je le disais en introduction, on ne touche pas à l’Histoire du rock. Un sentiment de trahison, trouvant ses racines dans toutes ses reformations vaines et vulgaires, me faisait fulminer. Pour quelle triste raison, Cantrell, Inez et Kinney qui avaient toujours protégé comme un trésor l’image du groupe, avaient-ils pu changer d’avis ?

Je n’avais alors suivi que de loin la pseudo réunion live du groupe en 2005, un peu comme on suit la vie d’une ex via son profil Facebook. Puis malgré mes doutes, malgré mon appréhension, il est arrivé et il a bien fallu se laisser aller.

« Black gives way to blues » glisse dans la platine et quelque chose d’incroyable se produit : Layne Staley n’est plus là et pourtant les yeux fermés, j’aurais immédiatement reconnu qu’il s’agissait d’Alice In Chains. Diable, que se passe-t-il ? Pendant un instant, je vacille, je doute. « Check My Brain » possède trop d’apparats pour être une confirmation. Les bases sont là mais je ne peux me contenter de soupçons. Après une introduction plutôt mid-tempo, « Last Of My Kind » devient une puissante machine à riff à la fois profonde et rageuse. William DuVall se permet même des intonations à la James Hetfield tandis que Jerry Cantrell gratte du solo sans le moindre complexe. Le groupe réaffirme ses penchants métal dans une transparence totale.

Au fond, on peut se dire que c’est assez facile pour Alice In Chains de revenir avec un son puissant et un Jerry Cantrell dominateur, que l’enjeu n’était pas vraiment là. Car évidemment la force du groupe a toujours résidé dans sa capacité à alterner tourments rock et ballades à fleur de peau, domaine où Layne Staley excellait. La suite prouve que le groupe n’est pas là pour vivre dans l’ombre du passé et est parti pour relever tous les défis. « Your Decision » débute sur un son clair et laisse le temps aux frissons de se propager. La voix a changé mais l’ambiance est toujours là, on pense à « Rooster » bien sûr et à « Would ? » aussi. Oui, rien ne sera jamais comme avant, et la noirceur pleine de vie intrinsèque qu’insufflait Layne Staley à des titres comme « Sludge Factory » restera prisonnière des nineties, mais tout de même ces constructions sonores ne sont-elles pas terriblement actuelles.

Il suffit de se plonger dans la lourdeur des 7 minutes de « A Looking In View » pour comprendre pourquoi le groupe était dans un premier temps parti chercher son nouveau chanteur du côté de Damage Plan et de Pantera. Vient alors la seconde balade de l’opus. « When The Sun Rose Again » n’a que pour seul défaut de rappeler la gloire passée du groupe. Alors que « Black gives way to blues » essaye le plus souvent de se démarquer du fantôme de son leader, William DuVall essaye ici de se s’immiscer dans la peau d’un autre. Et aussi incroyable que cela puisse paraître, cela fonctionne. A ce stade, toute méfiance a disparu, et une seule chose est sûre : par un miracle inimaginable, Alice In Chains a ressuscité de ses cendres.

« Acid Bubble » et « Lessons Learned » n’ont pas à rougir face aux précédents titres du groupe comme « Dam that river ». « Take Her Out » se laisse porter par des riffs cantrelliens à souhait et arrive à recréer la guerre permanente entre dépression et espoir qui habitait le groupe. « Private Hell », un peu en retrait, se contente d’introduire la troisième ballade mais dernier titre de l’opus : « Black Gives Way To Blue ». Cette fois, le titre prend complètement ses distances avec le passé comme pour finir d’assurer la métamorphose.

Pendant plus de 15 ans, j’étais persuadé que seule la voix de Layne Staley justifiait ma dévotion à Alice In Chains, et aujourd’hui seulement je réalise combien la puissance instrumentale tenait les rênes. Clairement « Black Gives Way To Blue » réussit là où tant d’albums ont échoué : il ne prolonge pas le mythe, il le relance.

« Backspacer » de Pearl Jam, Thurston Moore qui écrit sur le mouvement grunge et maintenant Alice In Chains… C’est décidé, si Mark Lanegan reforme Screaming Trees, je laisse tomber la cravate et je ressors mes mitaines.

Note : 8,5/10

>> A lire également, pour contre-balancer mon enthousiasme, la critique de Thomas sur Le Golb