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Malgré son incroyable popularité, dont les sommets ont été atteints avec Violator en 1990, Depeche Mode  ne s’est artistiquement jamais fourvoyé. Le meilleur contre-exemple est évidemment U2. Pendant longtemps, les Irlandais ont su mélanger tubes incontournables et expérimentation pop, collaborant avec des artistes ou ingénieurs du son renommés : Daniel Lanois, Brian Eno, Howie B et Flood en tête, le point d’orgue de cette période étant certainement l’aventureux Zooropa. La suite, à l’exception de Pop qui contenait encore de bonnes chansons, ne sera qu’une interminable chute vers un son taillé pour les radios et les stades.

Depeche Mode aura fait tout le contraire. Voulant puiser dans son héritage des années 90, le groupe a de nouveau fait appel à Flood (encore lui) pour mixer Delta Machine. Voir ce nom sur le line-up de ce nouvel album, ainsi que celui du producteur Ben Hillier qui collabore avec le groupe depuis 2005, fut rassurant. Si leurs patronymes n’avaient pas été avancés avant que le disque ne sorte, on aurait pu penser que Delta Machine serait l’album où tout allait déraper.

Effectivement, en octobre dernier, plusieurs éléments générèrent une certaine défiance : le groupe préférait annoncer une tournée européenne des stades, produite par Live Nation, plutôt que de parler de leur prochain disque, tandis que, quelques semaines plus tard, on apprenait que le trio quittait EMI, leur maison de disques historique, pour rejoindre Columbia, le label de Sony qui produit les grosses machines à cash que sont Beyoncé, One Direction et désormais Daft Punk.

Mais Depeche Mode a tenu bon et n’a une fois de plus pas cédé au syndrome U2, son répertoire lui permettant déjà facilement de jouer dans des stades. Personal Jesus, Never Let Me Down Again ou A Question Of Time font partie des titres qu’un public dévoué peut reprendre à tue-tête dans une enceinte de 50 000 places. Dans ces conditions, Depeche Mode a l’intelligence de réaliser qu’il n’a plus rien à faire de ce côté-là et qu’il doit tout simplement poursuivre le sillon creusé depuis trente ans, sans révolutionner l’exercice, entre rock et musique électronique.

Sur ce point, Delta Machine est une réussite et son titre tient toutes ses promesses. Le groupe explique qu’il est à la fois un hommage au delta blues des origines auquel on lui aurait adjoint des machines, et c’est là que réside la grande nouveauté de ce disque : assumer enfin les influences blues que Dave Gahan et Martin Gore trainent depuis des années. Il suffit de regarder un peu en arrière pour s’en apercevoir : Personnal Jesus (qui prend toute sa dimension dans la reprise de Johnny Cash), I Feel You ou John The Revelator en sont quelques exemples. Sur Delta Machine, Slow et Goodbye suivent la même voie.

Plus le groupe vieillit, plus ses deux têtes pensantes semblent de mieux en mieux s’entendre. Gahan écrit et compose désormais quelques chansons sur chaque nouvel album du groupe (trois sur Delta Machine). C’était l’une des conditions nécessaire pour que le duo continue de fonctionner : que le chanteur ne soit plus seulement un interprète, un pantin. Une initiative finalement bénéfique à l’oeuvre du groupe. Quand Martin Gore continue d’exploiter ses thèmes préférés emprunts de chrétienté (dans l’ordre : désir, sexualité, péché, remords, pardon, et rédemption), Gahan se dirige quant à lui vers des textes mettant plus en avant son vécu, son expérience et les relations personnelles.

Les dernières expériences solo des deux comparses se retrouvent également totalement dans cet album. Avec Soulsavers, Gahan a pu se lâcher dans cette veine blues/rock comme rarement auparavant. À 50 ans, il maitrise mieux que jamais sa voix, désormais aussi à l’aise dans la pop que le rock le plus énervé, avec parfois une pointe de soul et quelques audacieuses montées en voix de tête. De son côté Martin Gore a redécouvert le plaisir des machines et des vieux synthés analogiques grâce à son projet VCMG proposé par Vince Clarke, compositeur de Speak And Spell, premier album du groupe en 1981. Delta Machine est la parfaite synthèse de ces deux aventures personnelles.

En découle un disque à la production impressionnante mais toutefois minimaliste (My Little Universe en est le meilleur exemple). Les lignes mélodiques sont moins nombreuses et se superposent moins qu’à l’accoutumée, c’était pourtant l’une des marques de fabrique du son Depeche Mode. Plutôt que d’aller puiser ce système dans les instruments, c’est dans les voix qu’on le trouvera. Gore a toujours assuré les choeurs derrière la voix omniprésente de Gahan, mais dans Delta Machine, on a plus souvent l’impression que les deux abandonnent ce procédé pour réellement chanter ensemble.

Au final, Delta Machine est certainement le disque le plus américain de Depeche Mode. Si on avait dit la même chose à l’époque de la sortie Songs Of Faith And Devotion, c’était plutôt pour ses références au grunge qui dominait alors le rock à l’époque (le disque avait été enregistré dans les très européennes Madrid et Hambourg). Music For The Masses, de par son titre et la tournée monumentale qui en suivit (immortalisée par le documentaire 101), avait également hérité de ce qualificatif (il était pourtant enregistré à Paris). Mais Delta Machine semble avoir digéré et synthétisé tout cela. Martin Gore habite à Santa Barbara, Dave Gahan à New York et l’album a été conçu dans des studios situés dans ces deux villes. Il semblait inéluctable que cela influence un jour durablement leur musique.