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Utopia, saison 1 : de l’impact du réalisateur

Par Benjamin Fogel, le 05-12-2013
Cinéma et Séries
Même si légers, cet article contient néanmoins quelques spoilers sur la série.
Utopia propose, au travers de sa réalisation, une réflexion intéressante sur le « format série » et sur ses atouts habituels.

Utopia, série diffusée cette année dont la première saison comporte six épisodes, propose, au travers de sa réalisation, une réflexion intéressante sur le « format série » et sur ses atouts habituels. Sur le papier, rien ne laisse supposer qu’elle aura l’étoffe d’une grande série, à commencer par la trame scénaristique de Dennis Kelly qui semble tout droit sortie de la tête d’un ado abreuvé aux mythes et aux conspirations, et dont l’esprit fantasme sur une version adulte du Club des 5. L’histoire  se déroule en Angleterre où cinq personnes, qui ne se sont jamais rencontrés IRL, échangent sur un forum consacré à Utopia, une bande dessinée qui les obsède et dont le second volume, qu’on supposait ne pas exister, vient de tomber entre les mains de l’un d’entre eux. Evidemment, il se trouve que ce deuxième tome n’existe qu’en un seul exemplaire, qu’il contient manifestement de dangereux secrets et qu’une organisation maléfique compte tout faire pour le récupérer, d’où fuites, questionnements, complots, personnages mystérieux, trahisons et manipulations – comme « la compagnie », « le syndicat », « le consortium » et autres abréviations/noms de code du style « SD-6 » étaient déjà pris, l’organisation maléfique s’appelle ici « the network ». Bref tout cela semblait un peu vu et rabattu, même si l’on sait combien ce genre d’histoires peuvent avoir un effet addictif et parfois assez réjouissant.

Tout au long des six épisodes, le scénario ne dévoilera d’ailleurs rien de bien extraordinaire (un personnage qui joue double jeu par-ci, un plan machiavélique par-là ; on reste en terrain balisé), et pire se montrera même parfois abscons concernant les motivations de certains personnages. On pourrait alors penser que c’est le jeu d’acteur (les bad guys sont notamment interprétés par James Fox et Stephen Rea) et la saveur des dialogues qui créent la dynamique, ou que l’humour et l’action comblent les lacunes du scénario. Mais si la série se montre de ce côté-ci plutôt qualitative, ce n’est pas non plus cela qui permet à Utopia de se démarquer et d’affirmer une personnalité étonnante et revigorante.

Non, la force d’Utopia se trouve bel et bien dans sa réalisation. Et, si cela peut paraitre commun de louer un film se focalisant exclusivement sur sa mise en scène, le cas se révèle plus rare lorsqu’il s’agit de série. Aux trames narratives corsées, aux constructions de personnages complexes, aux rebondissements savamment distillés et à la multiplication d’évènements et de points de vue, Utopia n’oppose que sa réalisation, rappelant, si besoin était, qu’une œuvre visuelle, quelle que soit son format, peut-être sublimé par des choix esthétiques impliquant la position de la caméra et le choix d’une focale.

Premier constat qui en dit long sur la démarche, Marc Munden réalise tous les épisodes (épaulé parfois par Alex Garcia Lopez et Wayne Yip qui ont pas mal bossé sur Misfits). Là où le réalisateur est d’habitude une pièce de l’échiquier que déplace le créateur de la série ou le showrunner, il est ici au cœur de la démarche et de l’esthétique. Libre à lui alors d’offrir une cohérence forte aux épisodes et de déployer une mise en scène parfaitement en accord avec son sujet.

Marc Munden joue de la symétrie comme chez Kubrick et utilise intelligemment les hors champs.

Tout d’abord la série est tournée au format cinémascope, non pas pour prétendre à une œuvre cinématographique, mais comme un clin d’œil destiné à souligner la place que va occuper le réalisateur. Ensuite elle donne la priorité aux plans très larges qui, accouplés au 2.35, donnent l’impression que les personnages sont perdus au milieu d’un monde inhabité, renforçant ainsi l’ambiance post-apocalyptique, et permettant de faire d’Utopia une œuvre à la fois très ouverte et très oppressante. Marc Munden joue de la symétrie comme chez Kubrick et utilise intelligemment les hors champs, soit pour susciter des questionnements sur ce qu’ont vu les personnages, soit pour se focaliser sur un acteur en particulier, et ne définir l’espace qu’à partir de sa présence, quitte à faire sortir parfois celui-ci du cadre et créer un vide suffoquant (cf la fameuse scène du massacre dans une école dans l’épisode 3). On pense aussi à Hitchcock, avec cette façon de filmer de très loin un élément qui se meut seul dans un décor fixe, à la manière de la sortie de la voiture du parking filmé du toit d’un gratte-ciel dans La mort aux trousses. On ressent bien, combien, malgré l’espace, les personnages ne peuvent pas s’échapper. Les plans sont fixes et bornés. Le nombre d’acteurs à l’écran est toujours limité, et la beauté des scènes ne fait qu’accentuer un sentiment de solitude où l’humain se fond dans le décor, tel un centre d’intérêt désuet.

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La cohérence, on la retrouve aussi au niveau graphique. Même si ce n’était pas l’intention première, la colorimétrie, les rouges, les verts et les jaunes saturés, rappellent l’univers de la bande dessinée et créent des contrastes intéressants avec la violence des propos. Les couleurs sont chatoyantes et intriguent la rétine au point de bousculer les habitudes et de souligner que ce monde n’est peut-être pas le nôtre, laissant planer le doute d’une fiction futuriste ou se déroulant dans un univers parallèle. Nous sommes tellement habitués à ce que les thrillers baignent dans des tons sombres et se vautrent dans le glauque, que la luminosité nous interpelle, sans qu’il s’agisse, au fond, d’un véritable effet de style. La campagne anglaise, qu’on s’imagine toujours triste et terne, se transforme en un décor très contrasté, conformément à la série qui joue successivement la carte de l’anticipation réfléchie et celle du délire jouissif.  Et tout cela complète parfaitement le dispositif de mise en scène pour créer un univers empli de personnalité, sans pour autant fonctionner sur des gimmicks. (Il faut aussi savourer les impulsions données par la bande-son, et les ruptures qu’elle impose à chaque fin d’épisode).

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Le traitement de la violence ne tombe jamais dans la stylisation.

On apprécie aussi que le traitement de la violence – omniprésente dans la série – ne tombe jamais dans la stylisation ; au contraire même, le rouge le moins vif étant celui du sang. La violence est nécessaire, mais pas gratuite. Utopia la met en scène sans jamais la glorifier et sans en faire un élément d’amusement. Là s’arrête le côté cartoonesque. La violence est ici dégueulasse et touche même les enfants (voit-on souvent dans des séries américaines des gamins poussés à ce point dans leur retranchement, les obligeant à tuer de sang froid ?).

Absorbé par la réalisation, on en oublie les évolutions psychologiques bancales de certains personnages, comme Wilson Wilson, spécialiste forcené de la théorie du complot qui se rallie un peu facilement à celle-ci, et les intrigues amoureuses tout autant prévisibles que mal amenées. Il faut aussi dire que certains personnages – le duo Arby / Jessica Hyde – emplissent tellement l’espace qu’on a vite fait de considérer les autres personnages comme des pantins. A ce titre, Arby est un formidable personnage cinématographique : arborant une démarche mal assurée, boitillant d’une pâte et laissant son regard vide traverser l’espace, sans que la moindre lumière semble briller dans son cerveau, il incarne une sorte de Terminator version No country for old men, chez qui l’absence d’empathie et d’amour finit par toucher.

Au fil des épisodes, au même titre que le réalisateur confronte une vision très mathématique, analytique et réfléchie de ses techniques de réalisation avec des moments plus naturels, plus spontanés, Utopia pose la question du choix entre le pragmatisme intellectuel et l’intuition émotionnelle, rappelant ainsi le dialogue final de Snowpiercer, le transperceneige : les questions posées par le grand projet du Network sur la manière d’aborder le « bien commun » s’inscrivent dans la même logique que celles de Wilford.

Au final, la qualité d’Utopia donne, avant tout, à réfléchir sur la pertinence de confier la réalisation des séries à un seul et unique réalisateur qui partagerait alors la paternité de l’œuvre avec le créateur, comme c’est le cas ici.

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