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* Une reformation ? *

Les trois premières apparitions discographiques de Fuzati – à savoir L’Antre De La Folie,  le Buffet Des Anciens Elèves de L’Atelier et Baise les gens le premier EP du Klub des Loosers – m’avaient tellement enthousiasmé que je guettais avec impatience chaque nouvelle sortie, persuadé que celle-ci serait synonyme d’un nouveau pallié franchi vers la professionnalisation, où Fuzati affinerait sa proposition artistique. Pourtant, en septembre 20013, au moment de la publication de l’EP La femme de fer, je ne pus cacher ma déception : Orgasmic, qui réalisait les prods du Klub des Loosers, venait de quitter le navire pour rejoindre TTC, laissant Fuzati seul aux commandes. Lors des premières écoutes, je n’entendais rien d’autre que la différence qualitative entre les sonorités complexes, pleines de basses sourdes, d’Orgasmic et les boucles jazzy au goût de pastiche de MF Doom proposées par un Fuzati se revendiquant dès lors producteur et secondé par James Delleck. À mes yeux – et je crois que je n’étais pas le seul – le départ d’Orgasmic laissait un grand vide à même de remettre en cause tout l’intérêt du Klub. Même si Vive la Vie, premier album publié en 2003 me donna complètement tort – Fuzati y ayant trouvé un vrai ton en tant que producteur, laissant même sous-entendre qu’il était le mieux placé pour définir la palette sonore de son univers si cohérent – je suis toujours resté nostalgique de cette première et courte période où le Klub était un véritable duo hip hop MC/producteur, comme on les aime tant (confère Madlib et ses différents projets ou dans une moindre mesure EL-P).

Depuis le temps a passé et chacun a opté pour des trajectoires diamétralement opposées : Fuzati a creusé le sillon de la prod avec le Klub des 7, Spring Tales et Last Days, tout en continuant de revendiquer son indépendance, notamment au travers de sa défiance face au système et par la création de son propre label ; tandis qu’Orgasmic a emprunté une voix plus populaire aboutissant à la création de Sound Pellegrino au côté de Teki Latex et au souhait de trouver sa place dans les clubs. Aussi tout espoir de voir le Klub originel être reformé semblait non seulement fantasque et surtout abscons, et ce d’autant plus que l’excellent La fin de l’espèce, second album du Klub des Loosers (2012) prouvait combien Fuzati était à l’aise seul, discrètement secondé par Dj Detect. Bref, je pense qu’il n’y avait alors pas grand monde pour se poser la question d’un éventuel rapprochement.

Comme s’il avait réussi à prouver à tout le monde, y compris à lui-même, qu’il était un grand producteur

L’annonce de la création de Grand Siècle s’avéra ainsi étonnante à plus d’un titre, ne serait-ce que par son côté « reformation, mais sous un autre nom », un peu comme si Paul Simon et Art Garfunkel se lançaient demain dans un nouveau duo intitulé Les Trente Glorieuses, sans la moindre envie de capitaliser sur leur nom. Table rase du passé et changement de fusil d’épaule, voici donc Grand Siècle où Fuzati abandonne à nouveau le rôle de producteur pour se concentrer sur celui de MC. C’est un peu comme si au fil des ans, il avait réussi à prouver à tout le monde, y compris à lui-même, qu’il était un grand producteur, et ce constat acté, il pouvait lâcher du leste, se faire plaisir et à nouveau collaborer avec un tiers.

* Il est toujours mort le hip hop ? *

En 2004, dans Dead Hip Hop sur Vive la Vie, Fuzati clamait la mort du hip hop. Et depuis son discours n’a pas bougé d’un iota. Fuzati prétend qu’il n’écoute plus du tout de rap, qu’il se désintéresse complètement de la scène  et que lui-même ne fait pas du rap, mais quelque chose de personnel, plus proche de la chanson française, qui ne souffre pas les étiquettes. Lorsqu’on l’écoute, on jurerait entendre un groupe de grunge trop fier / prétentieux pour être assimilé à un mouvement, pérorant qu’on ne peut pas le catégoriser et qu’au pire ils concèdent que l’on décrive leur musique comme du rock.

Car à la vérité, l’album de Grand Siècle est pour le coup un pur album de hip hop où Fuzati se prête au jeu bien plus qu’il ne veut l’admettre.  Pour la première fois, le personnage de Fuzati entre vraiment dans la danse, se frotte méchamment au rap game et multiplie les punchlines : « J’reste tout seul dans mon coin / Moi comme si j’étais un cancre / Sauf qu’elle défonce tous vos textes / N’importe laquelle de mes taches d’encre » ou encore « Tu fais que t’la raconter / Mais t’es nul en story-telling / J’cours tout seul depuis l’départ / Pour moi ce game c’est du jogging ». Oui Grand Siècle est avant tout une compilation des punchlines écrites par Fuzati, refoulées depuis dix ans. Il a beau se dire loin de tout ça, on sent à chaque couplet combien il avait besoin que ça sorte.

Ce qui est appréciable quoiqu’à double tranchant  – Fuzati aimant probablement jouer sur ce paradoxe –, c’est que le discours « Il est mort le hip hop » n’impacte jamais l’album. Au contraire, Fuzati se prête avec plaisir au jeu du refrain, et se plie aux codes du rap (alors qu’il faut bien l’avouer, son flow s’avère souvent répétitif sur les refrains et on a l’impression qu’il a copié/collé quatre fois de suite via Pro Tools le même passage ; ça le faisait déjà à l’époque de Un peu seul et c’est flagrant sur Monogramme).

Un disque à la fois ancré dans son époque et en décalage avec elle

En tout cas, s’il déroge au côté anti-hip hop de son auteur, Grand Siècle reste a minima dans la veine du c’était mieux avant, à l’époque où le rap n’était ni vulgaire ni commercial. On ne refera pas le match en sortant les habituels atouts que sont Kevin Gates et à l’opposé Future, et on se contentera d’apprécier l’album comme un disque à la fois ancré dans son époque (« Où le mobile du crime peut être un mobile dernier cri ») et en décalage avec elle.

Passé les questions du sens et du positionnement, Grand Siècle est un plaisir de chaque instant. Orgasmic propose un travail de grande qualité où il se fait à la fois plaisir tout en restant au service des textes et de l’univers de Fuzati (cf Ola). Le pep et la personnalité qu’il confère à certains titres (Cf La Violence) valorisent avec intelligence le flow de son MC. Quant aux textes, ils possèdent l’avantage, de par l’approche plus rap, de rester toujours cohérent avec le personnage de Fuzati, tout en marquant complètement leur indépendance par rapport au projet Klub des Loosers.

Projet inattendu, au positionnement difficile à cerner au départ, Grand Siècle s’avère une excellente extension du Klub comme un spin-off « aussi bien que l’original » de votre série préférée.

Références :
– L’émission #9: Fuzati et Orgasmic baisent toujours les gens sur l’ABCDR du son par Mehdi Maizi et Nicolas Tunui Baltzer