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J’ai refermé le livre de Titiou Lecoq et je me suis demandé à quoi ressemblerait ma vie aujourd’hui sans Internet ces 9 dernières années. À part la certitude que j’aurais été une toute autre personne, je ne peux m’empêcher de me poser cette question : « est-ce qu’Internet est logiquement l’endroit auquel j’appartiens ou est-ce que c’est lui qui a fini par me façonner à son image ? ». Je repense à ces scènes qui n’auraient pas eu lieu, moi accouchant un soir sur le tapis d’un twitto influent/startuper du net, mon premier baiser avec « le plus ancien blogueur ciné français », cette cuite monumentale en compagnie de plumes brillantes du cinéma d’aujourd’hui, la publication de ma première critique en 2005, mon premier blog (sur canalblog) en 2007. Je repense à ces visages, à ces familles (celle qui a un visage, et celle qui n’en a pas). Aux heures passées sur stuffonmycat.com et icanhazcheezburger.com avant que ça ne devienne des entreprises. Je ne suis pas de ceux qui disent avec l’air blasé « c’était mieux avant », juste pour l’unique raison qu’avant c’était quand ils étaient une poignée et que donc chacun était une petit star au royaume des underdogs.

Une découverte à la Christophe Colomb, espace de liberté et de tous les possibles, que la colonisation a pervertie.

Dans La Théorie de la tartine, Titiou Lecoq parle d’Internet comme d’une terre inconnue, une découverte à la Christophe Colomb, espace de liberté et de tous les possibles, que la colonisation a pervertie. J’aime cette image. Même si, dans ma tête, Internet serait plutôt comme une extension organique, comme les expérimentations aussi excitantes que dégueulasses d’eXistenZ de Cronenberg. Ceux qui vivent depuis 10 ans d’Internet, sur Internet, savent. Ils savent à quel point c’est plutôt Internet qui les a colonisés, comme une maladie, ou une évolution dont on ne sait pas encore si elle est bonne ou mauvaise. Notre temps, notre vocabulaire, nos réflexes, une petite (ou grande) partie de notre cerveau consacrée à suivre le flux quotidien de l’information, même quand ladite information est dérisoire.

C’est une histoire de flux. Un mouvement tellement rapide qu’il en devient imperceptible et qui fait perdre la notion du temps. Putain, 10 ans. 8 ans seulement depuis le premier iPhone, qui a achevé de nous connecter à internet partout, tout le temps. Tellement peu d’années pour faire de certains d’entre nous des êtres hybrides, partiellement dégénérés, certainement un peu perdus.

Entre 2006 et 2015, Titiou Lecoq n’a pas besoin de nous raconter l’Histoire. Une fois ses personnages posés (Marianne la blogueuse, Christophe l’homme de presse et Paul le hacker), le cheminement est évident. Il semble juste qu’en 9 ans, il s’en est passé 50. C’est l’histoire du commencement, d’une amitié via le lancement de Youporn, et du déclin. Et cette histoire débute avec furie, avec une énergie destructrice, l’espoir d’une vie nouvelle sur la foi des idées, un espoir idéologique. C’est le bordel, mais un bordel dont on imagine qu’il ne peut mener qu’à quelque chose de grandiose, un big bang.

Les espoirs sont morts, Internet s’est vendu au grand capital, les idéalistes sont des fous qui ne vivent pas avec leur temps.

Et puis les années passent, les trois héros s’embourgeoisent ou se radicalisent. Bref, ils vieillissent. Les espoirs sont morts, Internet s’est vendu au grand capital, les idéalistes sont des fous qui ne vivent pas avec leur temps. Il n’est plus question, aujourd’hui, d’écrire en toute indépendance. Ou peut-être qu’il est toujours possible de le faire, mais sans en vivre, pour l’amour de l’art, c’est à dire comme un geste que seuls peuvent se permettre les bourgeois et les étudiants, ceux qui, soit trop installés ou pas assez, n’ont pas à penser à l’argent. Même les mères au foyer vendent leur espace personnel sur le net aux marques. Les blogs sont des produits. Surtout ceux des mères au foyer. Parce que ceux qui se vendent ont des bouches à nourrir.

La force de La Théorie de la tartine, c’est de raconter comment, pendant ces 9 ans de désillusions sur Internet, également « jeunesse se passe ». C’est un livre sur le vieillir, sans panache, sans le voir. Pris dans le flux continuel de l’actualité, des autres, de l’hydre aux milliards de têtes qu’est Internet.

Il y a 9 ans, ceux qui vivaient dans et sur Internet étaient des héros ; aujourd’hui ils sont des mercenaires.

Il y a 9 ans, ceux qui vivaient dans et sur Internet étaient des héros ; aujourd’hui ils sont des mercenaires. Il a suffi de si peu et la maladie s’est propagée. Le cynisme a tout détruit, l’utopie n’a plus de raison d’être.
Ce que je retiens de tout ça, de toutes ces années là, comme du livre de Titiou Lecoq, c’est l’aventure humaine. La révolution collective idéologique n’a pas eu lieu, Internet a été corrompu, mais une fois le deuil passé, il reste l’individuel. Les amitiés qui résistent à tout, contre vents et marées, les visages, les enfants, l’expérience, les mots. Il reste aussi l’histoire. La mienne, la vôtre, celle de Titiou Lecoq, celle de ses personnages de fiction dans lesquels il est impossible de ne pas se retrouver (ou de retrouver un @ dont on suit les aventures depuis des années). Derrière Internet, le concept, les idées, les espoirs déçus, il y a l’humain. Triste et simple, quotidien, sans super pouvoirs. Et les humains, chez Titiou Lecoq, ils sont beaux, touchants et justes. Ils sont écrits avec du cœur et des tripes. Puissants dans leur impuissance. Accessibles. Ils appellent à sortir d’Internet, juste un instant, pour profiter de ses enfants. Parce que c’est encore la meilleure manière d’apprécier le temps qui passe.