Sinners de Ryan Coogler : retour au blues
Sortie le 16 avril 2025. Durée : 2h17.
Sinners est devenu un phénomène : trois mois après sa sortie, le ciné-cité UGC des Halles le projette encore une fois par jour, ce qui à l’échelle de ce mastodonte (le plus grand multiplexe d’Europe) est l’équivalent des projections plusieurs décennies durant du Rocky Horror Picture Show dans certaines salles de quartier. Les séances affichent souvent complet, y compris les soirs de semaine, remplies par un public majoritairement jeune. Autant de signes que le film est possiblement en train de se faire un début de place dans l’histoire contemporaine du cinéma – histoire sinistr(é)e, si l’on considère par exemple que Sinners a obtenu le meilleur score au box-office pour un film au scénario original depuis Coco en… 2017.
Pourtant, Sinners est intrinsèquement loin d’être un grand film. Il est trop inégal pour cela. Si le réalisateur Ryan Coogler a eu la témérité et le mérite de profiter de sa position dominante à Hollywood – suite aux succès de Creed et surtout des deux Black Panther – pour initier ce projet aussi ambitieux que singulier, il peine à faire tenir ensemble les quatre ou cinq films différents qu’il a cherché à faire cohabiter en un seul. Le résultat est trop souvent écrit, filmé, monté et mixé en dépit du bon sens, à force de jongler entre les multiples intrigues narratives, changements d’atmosphère et de genre qui se font concurrence. L’action prend place en 1932, dans le delta du Mississipi, et il y est initialement question du retour au pays de deux frères jumeaux, Smoke et Stack (incarnés par Michael B. Jordan), partis à Chicago en quête de liberté – loin des lois ségrégationnistes du Sud des USA – et d’argent – en fricotant pour cela avec la pègre locale. Ils reviennent avec un camion rempli de billets, d’alcool et d’armes, autant dire tout ce dont ils ont besoin afin de réaliser leur rêve : ouvrir en lisière de leur ville natale un juke joint, un club de blues où l’on boit et danse du crépuscule à l’aube…
…From dusk till dawn, en anglais, soit le titre original du film Une nuit en enfer (Robert Rodriguez, 1996), l’influence évidente d’un des récits annexes venant parasiter la trame principale. Le juke joint deviendra, dans la seconde moitié du film, la cible des assauts et des convoitises de Remmick (Jack O’Connell), un vampire, d’origine irlandaise, dont l’errance l’a justement fait passer à portée d’oreille de la musique envoûtante jouée par un autre personnage secondaire gagnant progressivement en importance : Sammie (Miles Caton), le jeune cousin de Smoke et Stack qui s’avère être un génie de la guitare blues. Pour être exhaustifs, il ne faut pas non plus oublier le Ku Klux Klan qui rôde dans les parages, ainsi que le fait que chaque protagoniste a (au moins) une histoire d’amour ou de sexe qui sera développée en cours de route.
Le film ne peut pas traiter tout cela de manière satisfaisante en à peine plus de deux heures de temps. Mais derrière ses loupés et ses accrocs de surface, il est porté de bout en bout par un élan profond, un propos politique et spirituel très fort. Ryan Coogler expose la tragédie des Africains-Américains comme peuple toujours brutalisé (un récit de lynchage, une image de prisonniers enchaînés), exploité (les champs de coton), escroqué (le paiement du salaire en monnaie de singe), également menacé par les fausses idoles et fausses promesses des religions qui lui sont proposées. Le traitement passionnant de Remmick et de la communauté de vampires qu’il constitue, morsure après morsure, en est la représentation allégorique la plus nette : en miroir du christianisme, il promet à ses victimes devenues ses ouailles un paradis éternel, fait de paix et de fraternité, mais qui doit être payé du prix de sa vie et de l’abandon de ses proches. La véritable église catholique, ainsi que le culte de l’argent, ou la confrérie qui se forme autour du crime organisé sont aussi ciblés, de façon plus succincte et plus frontale, par Sinners.
Les Noirs américains, peuple errant condamné par la fatalité à ne trouver que souffrance partout où il va, n’ont dès lors pour eux qu’une chose, mais ô combien précieuse : le blues, dépositaire de leur âme, de leur foi, de leur magie. Encombré par tout ce qu’il a d’autre à dire et à montrer, Coogler ne réussit pas entièrement tous ses hommages à cette musique – les deux morceaux de bravoure que sont les chansons interprétées dans le juke joint, qui transcendent et subliment littéralement le réel pour faire advenir le surnaturel, auraient mérité de se voir accordées plus d’espace, d’arriver moins vite à leur terme. Mais là où Sinners est grand, sans réserve, c’est dans son mouvement annoncé par son titre, à rebours de celui des religions qui détournent à leur profit la foi : Coogler, pour sa part, détourne tous les signes et attraits de la religion du blockbuster (les noms ronflants dont le sien, le gros budget et les formats gadget, le film de genre, la double scène post-générique façon Marvel) pour amener son public vers la foi ; vers le blues.
En plus du climax central (les deux chansons évoquées ci-dessus), le blues occupe en effet l’ouverture et le final du film. Ce dernier se déploie en deux temps : l’apparition de la légende de cette musique qu’est Buddy Guy – Nathan Reneaud en parle très bien dans son superbe texte à propos du film, à lire ici –, et surtout la magnifique reprise d’un hymne gospel, This Little Light of Mine, en version blues qui vient clore pour de bon le film, qui en est son horizon définitif une fois tout le reste (y compris le générique) mené à son terme. Assis dans un plan fixe, seul avec sa voix, sa guitare et son pied qui bat la mesure, le jeune Sammie / Miles Caton crée un court moment d’apaisement, de grâce, de beauté au milieu de toutes les épreuves. Un petit coin de paradis sur Terre, fragile et fugace, mais également bien réel et sans contrepartie, qui n’appartient qu’aux Noirs américains et qu’ils transportent toujours avec eux.