Aa
X
Taille de la police
A
A
A
Largeur du texte
-
+
Alignement
Police
Lucinda
Georgia
Couleurs
Mise en page
Portrait
Paysage

Pris au piège de Darren Aronofsky : (pas si) irresponsable

Sortie le 28 août 2025. Durée : 1h47.

Par Erwan Desbois, le 08-09-2025
Cinéma et Séries

La sortie sans tambours ni trompettes en salles fin août, de manière simultanée dans la quasi-totalité du monde dont la France, de Pris au piège (qui garde chez nous en sous-titre son titre original, Caught Stealing) est d’autant plus surprenante au vu du pedigree de son réalisateur, Darren Aronofsky. C’est la première fois qu’un de ses films fait partie de l’arrivage estival de films américains, et pour cause puisque c’est seulement son troisième film diffusé en marge du circuit des festivals (Cannes pour Requiem for a Dream, Venise pour tous les autres jusqu’à The Whale) et de la tournée des récompenses menant jusqu’aux Oscars. Les deux précédents étaient son blockbuster baroque Noé, il y a dix ans de cela, et son tout premier long-métrage, π, sorti en 1998. 1998, c’est précisément l’année où il fait se dérouler Pris au piège, manière d’afficher explicitement son désir de remonter dans le temps, en réalisant un film proche d’un retour aux sources.

Pris au piège voit Darren Aronofsky replonger corps et âme dans le New York populaire, poisseux, dangereux de ses débuts

Il aurait été beaucoup moins surprenant de voir le Darren Aronofsky de 1998 faire Pris au piège, plutôt que celui de 2025, devenu synonyme de films imposants (voire écrasants), tortueux (voire épuisants), sérieux (voire ennuyeux) – un archétype (voire une caricature) d’auteur avec un A majuscule, qui en a visiblement lui-même pris conscience et a choisi de se rajeunir d’un quart de siècle le temps, au moins, d’un projet. Pris au piège le voit replonger corps et âme dans le New York populaire, poisseux, dangereux de ses débuts – et de son enfance –, celui de π et de Requiem for a Dream, de Brooklyn, du Queens et de Chinatown. Ce mouvement fait partiellement écho au fonctionnement interne du protagoniste du récit, un antihéros qui est pour sa part toujours resté bloqué dans son passé – presque – glorieux. À la sortie du lycée, Hank (Austin Butler) était promis à un brillant avenir de joueur de baseball professionnel, un rêve qu’un grave accident de voiture est venu briser net. Dix ans plus tard, il vivote comme barman et noie dans l’alcoolisme son déni qu’il doit se construire une autre vie et regarder en face le drame qu’il a vécu.

Le flashback vers la fin des années 1990 et l’affiche française du film sont de fausses pistes : Pris au piège n’a rien d’un revival de la mode des comédies goguenardes de gangsters, à la Guy Ritchie, où la violence tenait lieu de récréation décérébrée. Certes, la violence est omniprésente dans Pris au piège. Le film tape très tôt et très fort (un tabassage brutal dans un couloir d’immeuble), et tourne au bain de sang effréné à partir du double twist narratif, qui intervient à mi-parcours du récit. Mais elle n’est jamais traitée comme un spectacle, ni comme une finalité en soi : elle accompagne la progression fatale du récit, à partir du coup de (mal)chance qui en signe le point de départ – Hank se retrouve contraint de garder le chat de son voisin Russ, qui doit se rendre d’urgence à Londres où son père est mourant, et qui fricote avec plusieurs malfrats, qui vont tous tomber sur Hank en son absence. Ce dernier prend dans un premier temps les choses à la légère, au contraire du film : lors du tabassage déjà évoqué, Aronofsky enregistre crûment la violence des coups reçus et la gravité de leurs conséquences (un rein retiré), quand l’esprit imbibé d’alcool et de spleen de Hank semble rester imperméable à ce que son corps a subi.

Pris au piège surprend et impressionne

Ce traitement de la violence et de la douleur au plus près de ce qu’elles sont, réellement, est une bouffée d’oxygène qui nous ramène au Darren Aronofsky de Requiem for a Dream (film dont l’impact horrifique ne découlait que de ça : montrer la réalité d’un corps drogué), et plus généralement à un Hollywood moins indifférent qu’aujourd’hui à la représentation des corps, qui ont été effacés symboliquement autant que matériellement par la généralisation du recours aux images de synthèse. L’aspect charnel de Pris au piège, en cela que ce que les armes à feu, les couteaux, les coups de poing et de pied, l’alcool font à la chair importe au film, donne à celui-ci un ancrage qui vient parfaitement contrebalancer les penchants cartoonesques de son scénario, adapté par Charlie Huston de son propre roman pulp. Tous les personnages – du moins aussi longtemps qu’ils sont en vie – sont à la fois des figures extravagantes (le summum étant atteint avec le duo de tueurs Hassidim), et des êtres humains dotés de la capacité de prendre du recul sur le jeu de massacre auquel ils concourent, et donc d’en saisir l’inanité et la tragédie – avant d’en être eux-mêmes victimes. Leur part publique tient le rôle attendu d’eux dans le théâtre social, ici poussé à son plus brutal, et leur part privée y réfléchit et en est impactée émotionnellement.

La finalité du film n’est pas seulement de nous faire prendre plaisir à voir Hank participer malgré lui, dans le style du modèle After Hours (dont l’acteur principal, Griffin Dunne, tient ici un rôle de figure paternelle pour Hank), à l’avalanche de fusillades, pièges et trahisons parfaitement exécutée par Aronofsky. Il s’agit aussi pour lui de retrouver, au terme de cette traversée de l’enfer, son moi intime ; de vivre à nouveau et non simplement survivre. C’est en avançant sur ces deux jambes, le divertissement et l’exploration des personnages, que Pris au piège surprend et impressionne. Il a l’immaturité et l’irresponsabilité de son aspiration à redevenir jeune, mais sans se laisser déborder par elles.