Un monde nouveau de Jess Row : l’implosion des identités
Publié le 20 août 2025 aux éditions Albin Michel ; traduction : Stéphane Roques
2018, alors que les effets pervers de la première année de Trump au pouvoir se font ressentir. Les Wilcox, famille juive new-yorkaise, a beau avoir déjà implosé, suite au décès de Bering, la benjamine, tuée en Cisjordanie par un sniper israélien, elle est toujours au bord de l’explosion : Sandy, le père, avocat suicidaire, quitte New York pour s’isoler dans le Vermont et ne plus parler à personne ; Naomi, la mère, géophysicienne et océanographe, connue pour un essai intime sur l’apocalypse climatique, s’éloigne de ses proches afin de se consacrer à son histoire d’amour naissante avec une femme ; Patrick, l’aîné, ancien bouddhiste qui travaille désormais dans l’informatique quantique à Berlin, souffre de troubles alimentaires et cache l’existence de son fils à ses parents et à sa sœur ; Winter, la cadette, avocate spécialisée dans le droit des étrangers, s’apprête à se marier avec Zéno, un Mexicain en situation irrégulière. Aucun membre de la famille n’arrive à communiquer avec les autres. C’est pour cela que Sandy Wilcox fait vœu de silence. Pour avoir une bonne raison de ne plus se parler. Pour normaliser le silence. Mais, à l’occasion de son union, Winter espère réunir le clan Wilcox à Blue Hill, dans le Maine, là où ils passaient leurs vacances.
Un monde nouveau de Jess Row explore la destruction / reconstruction d’une famille nucléaire, dévastée par la vie. Alors que les grands romans américains imbriquent souvent les petites histoires de leurs personnages dans la grande histoire des États-Unis, Un monde nouveau fait l’inverse. Les Wilcox sont un vortex qui absorbe tout : les événements du pays, la situation mondiale, et les évolutions sociales deviennent des composantes narratives ou psychologiques du chaos familial.
Avec d’un côté les parents et de l’autre les enfants, le récit met face à face deux générations égocentrées et sujettes aux dépressions et aux maladies mentales. Deux générations qui avancent dans la vie, lestées par leurs traumas. Avec pour seule différence que la première nie l’existence de ces derniers, quand la seconde n’observe le monde qu’à travers leur prisme. Si les parents Wilcow assument leurs actes, ils sont incapables d’en tirer des leçons pour devenir de meilleures personnes, et apaiser leurs proches. Tandis que les enfants doivent composer avec les injustices, peinant à trouver leur place dans des sociétés oppressives, et s’engageant contre le monde dominant : Bering lutte contre les colons israéliens en Cisjordanie, Patrick rejoint les moins tibétains, et Winter est le dernier rempart pour des immigrés qui risquent d’être expulsés. Tous trois abandonnent leur classe pour passer dans le camp des dépossédés. En faisant cela, ils s’opposent à la rationalité scientifique de leurs parents. Mais marchent dans leurs pas ! Car, dans leur jeunesse, Sandy et Naomi ont fondé un temple zen et vécu en marge de la société pour protester contre l’infamie du monde moderne.
Il en ressort un récit prolifique, où toutes les problématiques contemporaines – la fragilité des démocraties, le dérèglement climatique, le conflit israélo-palestinien – et tous les traumas – le deuil, l’inceste, le divorce – s’entremêlent. Au cœur de ces vies impossibles, un secret révélé tardivement : le père biologique de Naomi est noir. Une révélation qui impactera tous les enfants Wilcox. Le livre décortique la question de l’identité, dans ses conséquences, mais aussi dans ses impacts fantasmés. Naomi est juive, noire et lesbienne, et pourtant aucune de ces identités ne la définit.
La forme est à l’image du fond : foisonnante. La narration est entrecoupée de mails, envoyés ou restés dans les brouillons, de discussions sur des forums, de messages vocaux… La modernité transperce de toute part. Rien n’est laissé de côté. Qui plus est, au milieu de toutes les voix au cœur du texte, jaillit également celle du roman. Le roman prend la parole, commente ses intentions et ses doutes. Il explique vouloir cerner l’humain, tout en ayant conscience de l’impossibilité de la démarche. Mais ce roman, ce n’est pas seulement celui de Jess Row, c’est aussi celui des protagonistes, dont la majorité ont des velléités d’écriture. Le roman, en tant que personnage, devient ainsi une voix collective, un point de rencontre entre les psychés de chacun, qui permet aux personnages de refaire famille.
Un monde nouveau de Jess Row est un grand livre sur la résignation combative, celle d’une génération qui laisse à ses enfants un monde en déréliction, avec pour seule compensation, le fait de les avoir alertés sur la fin des temps, afin qu’ils puissent s’y préparer. Un monde nouveau se révèle comme l’autre facette du Déluge de Stephen Markley, autre grand roman américain, publié l’année dernière, également aux éditions Albin Michel. Celle des gens qui subissent, dans le sens où ils savent que leur activisme ne changera rien. Que « ne pas subir » ne contredit pas leur impuissance. Complexe et vertigineux, Un monde nouveau n’a pas fini de dévoiler ses secrets.