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La Tierra y la Sombra : fantômes de poussière

Présenté à la Semaine de la Critique le 18/05/2015. Durée : 1h37.

Par Thomas Messias, le 18-05-2015
Cinéma et Séries
Cet article fait partie de la série 'Cannes 2015' composée de 14 articles. En mai 2015, la team cinéma de Playlist Society prend ses quartiers sur la Croisette pour une série de textes couvrant tout autant la sélection officielle que les sélections parallèles. Voir le sommaire de la série.

Belle année cannoise pour le cinéma colombien, fer de lance des représentants sud-américains avec pas moins de trois films placés dans les différentes sélections. Sélectionné à la Semaine de la Critique, La Tierra y la Sombra (que l’on peut traduire par La Terre et l’Ombre) montre que cette présence massive – tout est relatif – est loin d’être imméritée. Candidat évident à la Caméra d’Or, ce premier film parvient en effet à faire se télescoper un certain classicisme thématique et un propos social intemporel, le tout étant d’une facture visuelle relativement étourdissante. Un joli coup de maître pour le premier film de César Acevedo, réalisateur pas encore trentenaire, dont la maturité précoce pourrait être qualifiée de miracle si elle ne semblait pas plutôt être due à un début d’existence ardu et douloureux.

Cette existence-là se paie cher, avec ses petits instants de joie et ses longues phases de tristesse.

D’emblée, La Tierra y la Sombra semble traversé par la grâce : comme le fit par exemple le chilien Huacho avant lui, le film plonge dans un cercle familial rural se tenant bien loin de la modernité, non par convictions mais par manque de moyens. De fait, l’action du film semble difficile à dater, créant un flottement totalement assumé par son metteur en scène : il s’agit justement de montrer qu’ici, le temps s’écoule différemment d’ailleurs. Chacun a le temps de voir sa vie se dérouler, loin du tumulte de la ville. Un petit garçon peut passer des heures à apprivoiser son nouveau cerf-volant ; son père, quant à lui, a tout le loisir de se regarder mourir. Personne ne s’en offusque : c’est comme ça. Chaque génération donne naissance à la suivante, tout en ayant conscience que cette existence-là se paie cher, avec ses petits instants de joie et ses longues phases de tristesse.

Le film se déroule dans une Colombie aride, au beau milieu des champs de canne à sucre : dans la maison familiale vit un couple, leur fils et sa grand-mère paternelle. Les poumons flingués par les tonnes de poussière et de cendres soulevées par le travail dans les plantations, le père semble à l’agonie, ce qui explique le retour inespéré du grand-père, parti du foyer familial 17 ans plus tôt pour aller tenter sa chance ailleurs. Le premier plan, fixe, est édifiant : la valise à la main, le patriarche sillonne une route poussiéreuse en diable pour rejoindre la maison. Un énorme camion surgit au loin, derrière lui, soulevant peu à peu la poussière. Lorsque le véhicule parvient au niveau du grand-père dans un bruit d’apocalypse, celui-ci a pris soin de s’écarter un peu, protégeant tant bien que mal son visage de l’incroyable nuage soulevé par son passage. Un plan et tout est dit : la zone est invivable à long terme pour des humains souhaitant avoir un avenir à long terme. En une minute, César Acevedo a résumé tout ce que Christopher Nolan avait mis des lustres à expliquer dans son Interstellar, où la poussière venait elle aussi pénétrer sans autorisation dans l’existence et le système respiratoire de ceux qui se trouvent à portée.

C’est à une veillée funéraire avant l’heure que nous convie Acevedo.

La proximité thématique entre les deux films ne s’arrête pas tout à fait là : La Tierra y la Sombra et Interstellar ont également en commun un certain penchant pour les fantômes. Mais là où chez Nolan, la probable présence d’un spectre dans la maison relève de la métaphysique, il est bien plus palpable chez Acevedo. Ici, le fantôme n’est autre que le père, contraint d’évoluer caché sous un drap blanc dès qu’il tente laborieusement de sortir de son lit pour aller se frotter au monde extérieur. Ce rempart de tissu, destiné à protéger ses poumons des particules, renforce poétiquement cette impression d’observer quelqu’un de déjà mort. Autour de lui, la vie tente de continuer, dans la pénibilité et parfois l’allégresse. Les femmes tentent de poursuivre le travail dans les champs de canne à sucre, tandis que le grand-père tâche de s’occuper de son fils et de tenir la maison. C’est à une veillée funéraire avant l’heure que nous convie Acevedo, qui ne s’aventure pourtant pas dans le morbide. La mort prendra Gerardo quand elle voudra le prendre.

Visuellement, le film est assez fou. La vision de la chambre où le pauvre homme passe le plus clair de ses journées évoque la peinture flamande du seizième siècle, mais la façon dont le cinéaste filme les gueules noircies et usées des ouvriers agricoles rappelle les plus grandes heures de la photographie du vingtième. Dans cet univers où l’on n’a d’autre choix que de composer avec la poussière, Acevedo en fait une composante essentielle de son cadre. Elle est partout. Elle entre par chaque coin du plan. Elle vole et se dépose, se mêlant parfois à la fumée des champs de canne à sucre volontairement incendiés dans une volonté d’élagage. Elle pousse la famille du film à nourrir des envies d’exil, même si la grand-mère refuse de quitter ce foyer familial qu’elle compte chérir jusqu’à sa mort, et bien que les jours du père semblent comptés. Le déchirement est total : pour faire mieux que survivre, il faut fuir ses racines, fuir le travail qui tend les bras. Le film n’est cependant pas dupe sur la valeur travail : parallèlement, il montre la grève décidée par les arracheurs de canne à sucre, excédés de voir le jour de paye sans cesse remis au lendemain. Des scènes fortes dans lesquelles monte une révolte sourde qui terrasse elle aussi. Certaines images de La Tierra y la Sombra s’emparent de vous et ne vous lâchent plus, dans une complainte digne et belle, qui mêle la rébellion à la résignation.