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La Loi du marché : le cinéma social pour les nuls

Sortie le 19 mai 2015. Durée : 1h33.

Par Thomas Messias, le 19-05-2015
Cinéma et Séries
Cet article fait partie de la série 'Cannes 2015' composée de 14 articles. En mai 2015, la team cinéma de Playlist Society prend ses quartiers sur la Croisette pour une série de textes couvrant tout autant la sélection officielle que les sélections parallèles. Voir le sommaire de la série.

On ne peut pas reprocher à Stéphane Brizé de ne pas être bienveillant. Plus sa filmographie s’étoffe, plus son profil de cinéaste bien intentionné se précise. Stéphane Brizé aime les gens normaux, les citoyens lambda dont les vies, pourtant, ont toutes quelque chose d’exceptionnel. Stéphane Brizé pourrait reprendre à son compte le slogan du Front de Gauche : « l’humain d’abord ». Avec cœur, il entend filmer le quotidien semé d’embûches de cette France d’en bas qui le captive tant.

Didactique, prévisible, le film crée un malaise durable, mais pour de mauvaises raisons.

Tout comme on ne peut reprocher à une Miss France d’être contre la guerre et contre la faim dans le monde, il est difficile de condamner Stéphane Brizé pour ses prises de position. Ce qui n’empêche nullement d’affirmer que cet homme est un piètre cinéaste. Comme chacun de ses précédents films, La Loi du marché ressemble au travail appliqué d’un médiocre étudiant en cinéma qui se serait nourri compulsivement d’ouvrages théoriques et d’œuvres de références avant de recracher son savoir à l’écran, sans tripes ni talent. Tout est pourtant là pour que le sixième film de Brizé (le troisième consécutif avec Vincent Lindon) tutoie les cimes du cinéma social mondial, quelque part entre Ken Loach et les frères Dardenne. Tout est réuni, mais le cocktail ne prend pas. Didactique, prévisible, le film crée un malaise durable, mais pour de mauvaises raisons.

Cela fait trois fois que Lindon et Brizé font le même film. L’acteur, inattaquable, joue les quidams avec un naturel que l’on ne découvre pas (le sommet de son oeuvre étant Fred, immense polar de Pierre Jolivet, l’un des vrais grands films sociaux que le cinéma français ait produit durant le dernier quart de siècle). Le réalisateur prend plaisir à le filmer dans diverses situations de la vie quotidienne : faire le ménage, dîner, boire une bière, réaliser des travaux, prendre des cours de danse. C’est sa façon d’ancrer son cinéma dans le réel. La même à chaque fois.

Stéphane Brizé a bien observé le montage des films des frères Dardenne (il a peut-être d’autres références en tête, mais celle-ci est si flagrante qu’il n’est guère utile d’en chercher d’autres). Il a compris que pour donner à n’importe quelle situation un caractère immersif, il suffit grâce au montage de couper le début de la situation. Ainsi, le spectateur a l’impression de surprendre une conversation ou une scène de vie, et ça fait tellement vrai. Il suffit alors d’aligner les séquences, sans forcément s’embêter à construire un fil narratif fort, et le tour est joué. Une scène du Pôle Emploi, une face à la banquière, une avec l’épouse et le fils handicapé… Ça n’est pas du cinéma, c’est de la juxtaposition. De la télé réalité. Il y a autant de social et de réel dans La Loi du marché que dans les émissions les plus révoltantes du paysage audiovisuel français, et notamment l’inénarrable programme de M6 dans lequel des patrons se griment en employés pour découvrir le quotidien de leurs subordonnés. On confie leur vrai rôle à des vraies gens (de la dame du rayon charcuterie au syndicaliste Xavier Mathieu), on glisse un peu de handicap parce que ça fait digne. Tout sauf cynique, Brizé ne semble même pas réaliser qu’il est en train d’utiliser ces gens et leur image comme un pur décorum et non à des fins artistiques.

Brizé semble n’avoir aucune opinion sur ce qu’il filme. Rien à dire, rien à penser.

Première partie : Lindon cherche un emploi. Ballotté de stage en stage, grisé par des promesses jamais tenues, il doute mais tient le coup. La vie est dure, la société n’est pas tendre, l’État ne fait pas ce qu’il faut. Ellipse. Deuxième partie : Lindon est agent de sécurité dans un supermarché. Un job ingrat qui le confronte à la misère des uns, à l’agressivité des autres, à la tristesse de tous. Vers la fin, un drame le placera face à lui-même : vaut-il mieux avoir un emploi ou pouvoir continuer à se regarder dans la glace ? Le squelette du film, une nouvelle fois, est assez inattaquable. Le traitement, lui, est bon à mettre à la poubelle. Car Brizé ne va jamais plus loin que ce qui est décrit précédemment. Il semble n’avoir aucune opinion sur ce qu’il filme. Rien à dire, rien à penser. Juste une indignation polie, qu’il confie tranquillement à Lindon.

Selon les scènes, l’acteur déverse sa faconde avec rage, au gré de dialogues que l’on devine en partie improvisés (cela fait tellement plus vrai quand les personnages se coupent la parole comme dans la vraie vie), ou il se tait et laisse la détresse poindre dans son regard bleu profond. Si le cinéaste laisse l’acteur s’exprimer (ce qui n’est évidemment pas une mauvaise chose en soi), il semble ici très clair que c’est parce que lui-même n’a aucune idée de comment formuler les choses. Formuler quoi, d’ailleurs. Une thèse ? Un cri de révolte ? On ne sait pas. Stéphane Brizé non plus. Il n’a jamais su.