Aa
X
Taille de la police
A
A
A
Largeur du texte
-
+
Alignement
Police
Lucinda
Georgia
Couleurs
Mise en page
Portrait
Paysage

Eva de Simon Liberati : prolonger l’obsession

Paru le 19 août 2015. 288 pages. Éditions Stock.

Par Lucile Bellan, le 07-10-2015
Littérature et BD
Cet article fait partie de la série 'Rentrée littéraire 2015' composée de 13 articles. Playlist Society fait sa rentrée littéraire 2015. Voir le sommaire de la série.

Eva, c’est l’histoire d’une obsession. C’est l’histoire d’un personnage dont tout le monde a oublié un temps qu’il était une petite fille. Au gré de ses folies nocturnes parisiennes, Simon Liberati a rencontré cette Eva à l’époque de sa gloire, icône des papiers glacés et objet de fantasme. Plus de trente ans plus tard, il la redécouvre, et retrouve sous l’expérience et les cicatrices de la souffrance la petite fille qui l’obsédait. C’est désormais cette femme mature qui l’obsède, femme aux multiples visages et aux multiples vies.

Étant d’une autre génération et n’ayant pas connu « les années Palace », ayant grandi à une époque où chaque image sexualisée d’enfants, au cinéma ou dans les publicités, est grandement décriée, j’ai découvert Eva Ionesco et le travail de sa mère photographe Irina Ionesco sur le tard. Et l’on pourrait dire que c’était une autre époque, celle de Bilitis de David Hamilton, de la Brooke Shields de La petite puis des publicités Calvin Klein (« You want to know what comes between me and my Calvins ? Nothing » à l’âge de 14 ans). Le laxisme ambiant n’a rien enlevé à l’horreur du traitement qu’Irina a fait subir à sa fille : égérie sexualisée dès la plus tendre enfance, « prêtée » ou louée à d’autres photographes ou riches amateurs, la faisant tourner des films érotiques à partir de 10 ans (requalifiés en films pédopornographiques puisqu’ils mettent en scène une mineure dans un contexte érotique) sans oublier les dérives de fêtes, de drogue et l’alcool.

Les années passant, Eva Ionesco est restée une image. Elle a quitté le papier glacé pour la pellicule et a tourné de nombreux seconds rôles pour le cinéma avant de mettre son intelligence et sa sensibilité au service de sa propre histoire avec My little princess, qu’elle écrit et réalise en 2011. Elle est finalement devenue actrice de sa propre vie, propriétaire de ce qu’elle est (elle a gagné cette année le procès en appel qui l’opposait à sa mère concernant les droits des clichés pris lorsqu’elle avait entre 4 et 12 ans).

Encore une fois, Eva est un personnage livré à nos fantasmes et aux fantasmes de l’auteur.

C’est cette femme qu’elle est devenue, mère à son tour, réalisatrice de talent, mais toujours en proie à ses démons et à ses obsessions, que Simon Liberati rencontre en 2013. Cette femme multiple, exceptionnelle, à la grossièreté et aux excès flamboyants, il en tombe amoureux. Avec ce livre qu’il lui consacre, il lui donne à nouveau l’occasion d’être regardée. Encore une fois, Eva est un personnage livré à nos fantasmes et aux fantasmes de l’auteur.

Elle reste une survivante. Survivante d’une époque révolue, survivante de sévices, survivante d’une société trop étroite pour elle et qui l’a toujours rejetée (sa mère l’a toujours tenue éloignée des autres enfants qu’elle jugeait trop « ploucs »). Elle reste celle qui a vécu son enfance comme œuvre d’art et qui aujourd’hui se voit de nouveau être l’inspiratrice d’une œuvre. Elle est unique.

Et cet hommage malsain, puisque jamais tout à fait détaché de ses représentations passées, est aussi tragique. Eva est restée Eva. Pour elle, pour les autres, pour l’homme qui partage sa vie. Comme les hommes du passé, collectionneurs, amateurs ou photographes, Simon Liberati s’aliène cette femme-enfant (qu’il décrit avec pourtant tant de verve et de passion et qu’il ne cherche jamais à embellir).

Cet amour, aussi sincère soit-il, gêne aux entournures.

On retrouve dans ce livre, qui revient sur l’histoire toute entière de la petite fille à la femme d’aujourd’hui, une visite façon cabinets de curiosité, un freak show que n’aurait pas renié Tod Browning. Cette humanité-là, elle ne touche pas mais elle étouffe. Comme cet amour, aussi sincère soit-il, gêne aux entournures. Accordons à l’auteur qu’il faut du courage pour regarder en face son amour, les raisons et les prémices de celui-ci (il a déjà consacré son premier roman Anthologie des apparitions à Eva Ionesco, qu’il avait alors renommée Marina) et encore plus pour retourner ce passé et cette vie foutraque et dévastatrice (dont on sent bien que sa propre destinée a été parallèle). Il n’y a pas de pudeur mais pas de mensonges dans ce roman d’amour qui déshabille celle qui restera toujours à nu, une femme à la hauteur d’icône.