Aa
X
Taille de la police
A
A
A
Largeur du texte
-
+
Alignement
Police
Lucinda
Georgia
Couleurs
Mise en page
Portrait
Paysage

L’Économie du couple : des fissures dans l’édifice

Film présenté le vendredi 13 mai 2016 à la Quinzaine des Réalisateurs du 69ème festival de Cannes.

Par Esther Buitekant, le 16-05-2016
Cinéma et Séries
Cet article fait partie de la série 'Cannes 2016' composée de 20 articles. En mai 2016, la team cinéma de Playlist Society prend ses quartiers sur la Croisette. De la course à la Palme jusqu'aux allées de l'ACID, elle arpente tout Cannes pour livrer des textes sur certains films forts du festival. Voir le sommaire de la série.

Marie et Boris se sont aimés pendant 15 ans et sont en train de se séparer. Parents de deux fillettes, ils continuent pourtant de cohabiter dans leur bel appartement avec jardin. Un bien immobilier acheté par Marie mais rénové par son compagnon, et sur lequel se cristallisent toutes les tensions d’hier et d’aujourd’hui. Dès les premières minutes du film, la crispation est à son comble dans le couple. Boris est rentré plus tôt pour voir ses filles mais, comme le lui répète sans relâche sa femme la mâchoire serrée : « Ce n’est pas ton jour ». Ce n’est pas son jour et pourtant il est là. Cette vie à quatre est régie par des règles strictes : chacun son étage du frigo, chacun son fromage, chacun son moment avec les enfants. Tout est mis sur le même plan et le moindre dérapage provoque un cataclysme. On comprend alors très vite que ce simulacre de vie de famille est insupportable pour Marie. Elle déborde de rancœur et la simple vue de Boris l’exaspère. Lui déambule dans l’appartement comme un animal blessé, un monolithe buté qui refuse l’évidence.

En une scène, Joachim Lafosse a tout dit. Rien que de très classique dans ce presque huis-clos d’un couple en train de se séparer. Et pourtant, le talent de Bérénice Béjo et Cédric Kahn fait du film un sommet d’émotion. Tour à tour, ils se prennent, et nous prennent, à partie. Le cinéaste belge lui, les regarde. Mais comme il l’a confié après la projection, « Ne pas choisir son camp c’est aussi un point de vue ». Celui de l’observation, des torts partagés, des regrets. Le scénario, écrit avec Fanny Burdino et Mazarine Pingeot, n’a pas peur des silences et des répétitions. Certaines scènes semblent se répéter à l’infini et leur accumulation rapproche peu à peu les personnages du précipice.

Le spectateur observe, le cœur serré, ce couple se désintégrer.

Le spectateur observe, le cœur serré, ce couple se désintégrer. Marie est une universitaire issue d’un milieu aisé. Elle est la fourmi du couple. Face à elle, Boris, cigale triste, ne cesse de revendiquer ses origines modestes. Car le nœud, et non le cœur, de l’histoire est là. C’est l’heure des comptes et chacun en demande à l’autre. Marie a acheté l’appartement avec ses économies et l’argent de ses parents. Oui, mais Boris a fait les travaux. Il réclame la moitié de la valeur du bien, elle lui en propose un tiers. « Et c’est déjà beaucoup » lui dit-elle lors d’une énième dispute sur le sujet. Il y a de la douleur et de la beauté dans la manière qu’a Joachim Lafosse de filmer l’incompréhension. La caméra-microscope zoome sur eux et ne pardonne rien. Ni les bassesses, ni les mesquineries. Toute l’intensité du film est là, dans l’énergie que Marie et Boris mettent à se déchirer et que Joachim Lafosse prend le temps de saisir en enchaînant de longs plans-séquences.

Parce qu’on ignore le point de bascule de leur histoire, on se demande forcément comment ils en sont arrivés là. Marie se le demande aussi. Lors d’un dîner avec des amis du couple, une scène terriblement crispante où la rancune et l’ironie de Boris instaurent le malaise, elle ne dit rien de moins que cela : « Je l’ai aimé, je l’ai vraiment aimé. » Mais elle le dit en secouant la tête, avec les mains que l’on imagine se tordre sur ses genoux. Bérénice Béjo incarne avec beaucoup de justesse ce rôle qui n’est pas sans rappeler le personnage de Marie (déjà) dans Le Passé d’Ashgar Farhadi et qui lui avait valu le prix d’interprétation féminine au Festival de Cannes en 2014. Elle est lasse, triste et Joachim Lafosse la filme souvent en train de s’allonger sur son lit, à bout de nerfs. Si l’argent est un symptôme de la déliquescence de son couple, les maux de tête et les insomnies de Marie marquent l’épuisement de son corps. Plus encore que les cris ou la colère, ce sont les conversations qui n’en sont pas, les gestes du quotidien, les comptes et les décomptes qui usent. Face à elle, le réalisateur Cédric Kahn, avec sa présence et sa voix grave, confirme son talent d’acteur. Il erre dans l’appartement le regard baissé, rongé par la colère et la fureur. Vaguement architecte, il rappelle sans cesse à Marie ses origines prolétariennes, tout ce qu’elle ne peut pas comprendre parce qu’elle a de l’argent et lui non. Ce qu’ils pensaient être capables de transcender se révèle au temps du désamour une barrière insurmontable à laquelle ils ajoutent sans arrêt de nouvelles briques. Jusqu’à avoir des discussions parallèles où chacun récite sa partition, comme un enfant têtu.

A l’issue de la projection, Joachim Lafosse a confié : « C’était mon tournage le plus plaisant, le plus simple. Je me suis senti dans la possibilité de regarder Bérénice et Cédric. Ils se sont laissés faire et je les ai laissés faire. » On le croit sur parole car, en dépit d’un sujet aussi banal que douloureux, la confiance entre le réalisateur et ses comédiens est évidente. Dans ce décor unique, on ne quitte presque jamais l’appartement ou le jardin, on est au théâtre. Les portes s’ouvrent et se ferment. Des personnages extérieurs vont et viennent. Qu’il s’agisse de la mère de Marie, parfaitement interprétée par Marthe Keller, ou d’amis de passage. Et puis il y a les enfants du couple : Margaux et Jade, jumelles de 7 ans. Petites filles solaires qui comprennent sans comprendre et sont les témoins involontaires des disputes de leurs parents. Elles sont aussi, bien sûr, l’objet de leur guerre. Boris doit acheter une paire de chaussures pour Jade et cette promesse non tenue n’est à l’évidence pas la première. L’achat tarde alors Marie prend les devants. Boris fulmine, prétend que la petite fille a perdu les chaussures et en achète une nouvelle paire. C’est pathétique, c’est triste et pourtant le spectateur, un peu honteux, comprend. Parce que ces questions économiques sont aussi affaire de reconnaissance. « Regarde ce que j’ai fait, regarde qui je suis, reconnais moi en tant que père pourvoyeur d’autre chose que d’argent » semble hurler Boris à Marie. Mais elle n’est plus en capacité de l’entendre. A l’heure des comptes, ces deux-là ne veulent rien devoir à l’autre, dans tous les sens du terme.

Les deux enfants sont au cœur de la scène la plus joyeuse mais aussi la plus triste du film. La famille réunie joue aux cartes. On rit, on danse, on s’embrasse. Marie se serre contre Boris. Ils font l’amour, se dévorent. Mais on le sait, ils le savent, cela ne changera rien. Se rappeler qu’ils se sont aimés est plus douloureux encore que leurs discussions menées une calculatrice à la main. Il y a les larmes résignées de Marie et sa manière d’enfouir son visage dans le cou de Boris comme pour retenir ce qu’ils ne possèdent déjà plus.

En anglais, L’Économie du couple a été présenté sous le titre After Love. Un titre qui ne dit pas l’étendue de ce qui se joue ici : filmer non pas ce qui advient après l’amour, mais plutôt observer sa dissolution dans des préoccupations matérielles. Comme toutes les histoires qui se terminent, L’Économie du couple est un film triste. Joachim Lafosse a su saisir cette phase de transition douloureuse entre l’amour et la véritable séparation des corps. Un entre-deux qui touche au cœur et un film dont le souvenir mélancolique habite pour longtemps.

Échanges
Tous les articles de la série