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Personal shopper : spiritisme matéraliste

Film présenté le mardi 17 mai 2016 en sélection officielle du 69ème festival de Cannes (compétition).

Par Henri Le Blanc, le 22-05-2016
Cinéma et Séries
Cet article fait partie de la série 'Cannes 2016' composée de 20 articles. En mai 2016, la team cinéma de Playlist Society prend ses quartiers sur la Croisette. De la course à la Palme jusqu'aux allées de l'ACID, elle arpente tout Cannes pour livrer des textes sur certains films forts du festival. Voir le sommaire de la série.

Héritage et transmission
Maureen Cartwright (Kristen Stewart) est une Américaine qui vit à Paris. Son frère jumeau, Lewis, est décédé d’une crise cardiaque trois mois auparavant. Médium comme lui, elle attend un signe de sa part pour quitter la ville. Pendant ce temps, elle travaille comme acheteuse de mode auprès d’une star, Kyra, qu’elle déteste.

Dans la scène d’ouverture, Maureen déambule dans une vaste demeure, une maison de campagne qui appartenait à son frère mais dont on ne sait pas trop pourquoi c’est la dernière petite amie de Lewis qui en hérite et non la sœur. Car la propriété cossue mais un peu délabrée a toutes les allures d’une maison de famille. Pour Maureen, l’héritage passe à un autre niveau : elle est là pour déterminer la présence d’un esprit puisque, tout comme son frère, elle a hérité du don de communiquer avec l’au-delà. Dès les premières minutes, se déroule tout un flot de questions qui nous emmènent sur le territoire du film de fantômes : Maureen est-elle une exorciste et monnaye-t-elle son pouvoir contre de l’argent ? L’esprit qui hante la maison est-il celui de Lewis ? En plus de percevoir la présence des esprits, la jeune femme a-t-elle le don de les combattre ?

Beaucoup de questions, peu de réponses. Le scénario ne s’attache à la dimension fantastique qu’en ce qu’elle éclaire les relations entre les personnages. Très vite, on comprend que Personal Shopper ne sera pas « une version cinéma d’auteur français » de La maison du diable mais le prétexte pour Assayas d’explorer le territoire du film de genre à ses propres conditions. Des conditions, des règles, des codes, le film en contient énormément et le cinéaste flirte avec, joue, slalome et les effleure sans jamais vraiment aller au bout du parti pris de départ. Dans une séquence toute en tension, Maureen, sans en être vraiment la cause, parvient à chasser l’ectoplasme qui hante la maison (en fait c’est un esprit qui vomit un ectoplasme alors que la jeune femme est endormie). Ce sera le point d’orgue du côté « film de genre » de Personal Shopper. Car, et c’est là l’originalité de l’œuvre mais aussi sa limite, c’est un film aux registres multiples.

Une dualité qui tourne à vide
Grand connaisseur de Guy Debord et du situationnisme, Assayas s’attache une fois encore à inscrire ce film dans le présent en tentant de capter ce qui le caractérise. Cinéaste de la modernité, manièriste à souhait, Assayas, entre fascination et déclinaison intellectuelle, montre longuement une présentation de l’exposition de l’artiste Hilma Af Klint sur Youtube ainsi qu’une reconstitution de séance de spiritisme chez Victor Hugo. Ces deux séquences, longues et pédagogiques, alourdissent le propos tant elles semblent démonstratives : il faut absolument que le spectateur comprenne que le scénario écrit par Assayas s’inscrit dans une Histoire et qu’il en a parfaitement étudié l’éventail de références.

Il reproduit les discussions sur Skype entre Maureen et son petit ami ainsi que les longs échanges par sms avec une telle rigueur qu’on se demande si le véritable objet du film n’est pas de faire se confronter les éléments du contemporain (la technologie) et les signes du passé (les morts). Maureen circule dans les rues de Paris en scooter, des sacs de grandes marques sur les épaules, et passe d’une boutique de luxe à une autre pour emprunter vêtements et accessoires prêtées pour la star. Ces superbes scènes qui constituent une deuxième histoire déplacent le film à un niveau plus social où est décortiqué ce métier de personnal shopper. Corvéable à merci, disponible à toute heure, Maureen payée à coût de billets de 500€, doit effectuer un aller-retour à Londres sur un caprice de sa patronne qui la méprise et ne lui accorde pas la moindre attention.

Un troisième film ne naît jamais de la confrontation de ces deux premiers (film de fantôme et film social) : on aurait pu imaginer que la détestation envers son horrible patronne fasse glisser l’intrigue vers un meurtre orchestré par Maureen et ses pouvoirs. Effleurée, cette idée est évacuée dans la dernière partie du film après l’interminable échange de sms entre l’assistante et un interlocuteur inconnu. Est-ce l’esprit de Lewis ? Est-ce un pervers manipulateur dont Maureen doit trouver l’identité ? Filmer les téléphones portables s’avère être un enjeu du cinéma et des séries d’aujourd’hui. Assayas tente d’y développer un projet de mise en scène mais il tombe à plat. Les messages s’affichent sur l’écran sans jamais devenir un tremplin vers une tension accrue. L’idée du diable dans la machine aurait pu accélérer le rythme du film. Malheureusement, on comprend très vite que cette intuition d’écriture tombera aussi vite à plat que sera dénouée l’intrigue : par une pirouette de scénario, la mort de Kyra sera résolue aussi vite que possible en faisant réapparaître un personnage secondaire qu’on avait oublié.

La malédiction du cinéma d’auteur français
Si l’on admet que l’ensemble du cinéma d’auteur français souffre du mal causé par la Nouvelle Vague (à savoir que le cinéaste auteur est aussi le principal artisan du scénario), on excuse avec une certaine indulgence les limites de Personal Shopper pour y reconnaître d’autres qualités. Le véritable spectre qui hante l’histoire n’est-il pas cette obligation dans le cinéma français que le réalisateur soit un auteur à part entière ? On se pose d’autant plus la question qu’il y a longtemps qu’Assayas n’a pas livré une mise en scène aussi subtile. En se focalisant sur les déambulations géographiques de Maureen et ses tourments, il s’intéresse à la magie du quotidien avec une mise en scène plus légère. Celle-ci, à l’instar des esprits qui rôdent autour de Maureen, s’affirme comme une présence.

La puissance de la caméra se conjugue à la fascination qu’exerce l’actrice.

La puissance de la caméra se conjugue à la fascination qu’exerce l’actrice. Solaire et torturée, Kristen Stewart prend possession de chaque plan et rappelle à quel point Assayas est un des cinéastes les plus intéressants dans son rapport aux actrices. De Virginie Ledoyen dans L’eau froide à aujourd’hui, la filmographie d’Assayas est aussi une déclaration d’amour aux rôles féminins qui dévorent ses films. Les nombreuses transactions concernant les vêtements et accessoires que transportent Maureen se révèlent une occasion pour lui de montrer à quel point il sait filmer le corps de la femme. A de nombreuses reprises, Maureen est tentée d’essayer les vêtements que les marques prêtent à Kyra mais sa patronne le lui a expressément interdit. Dans une très belle scène nocturne, chez la star encore en voyage, Maureen cède au plaisir d’essayer un corset composé de lanières et un collant noir qui rappelle inévitablement la combinaison portée par Maggie Cheung dans Irma Vep et celle de Connie Nielsen dans les derniers plans sado-maso de Demonlover. Citant son propre cinéma, Assayas renvoie également à sa propre référence originelle (les feuilletons du début du 20ème siècle et Les Vampires de Louis Feuillade). Le corps nu de Kristen Stewart, propice aux multiples identités (la jeune fille précaire, la femme désirable en corset, la femme lumineuse en robe de luxe), fait écho à la silhouette longiligne de Kyra. En passant d’une peau à une autre, Maureen ne souhaite-t-elle tout simplement pas prendre la place de sa patronne ? Sa mort n’est-elle pas le résultat d’un désir inavoué de la part de la médium ? A aucun moment d’ailleurs, Kyra n’adresse vraiment la parole à son employée si bien que l’on est en droit de se demander si l’une n’est pas la projection de l’autre.

En quête de signes
Le film est un Rubik’s Cube intello où les questions qui apparaissent en rafales et s’accumulent provoquent un vrai plaisir de cinéma. On tente de comprendre, de résoudre et, comme Maureen, d’être sensible au moindre signe dans le cadre ou la bande son. Ainsi, le jeu sur la profondeur de champ redevient un enjeu à une époque où le cinéma, largement tourné en numérique, propose une image à la profondeur si illimitée qu’elle en devient plate. Si tout est net, la distinction entre les différents niveaux de l’image est impossible et inutile. Dans une des dernières scènes de Personal Shopper, un verre lévite en arrière-plan et se fracasse sur le sol de la cuisine alors que Maureen prend son petit déjeuner. Quand la technique se met au service de la signification, c’est qu’on assiste à du grand cinéma. Le signe qu’attend désespérément la sœur est une apparition décelée par le spectateur avant de l’être par le personnage. Plus que cela, c’est un signe que Maureen ne voit pas en tant que tel car elle est de dos, elle ne le perçoit qu’à demi : par le son. La brisure devient un signe de présence. Le frère a maintenant tout dit et peut laisser sa sœur tranquille.

À la lumière de cette scène très réussie, on est d’autant plus déçu que Personal Shopper n’affirme pas plus précisément sa force. A la différence de ses films les plus maîtrisés (Irma Vep et Fin août, début septembre), les trous dans l’histoire ne sont pas créateurs de sens car il y a trop d’espace et d’indécision pour que le spectateur puisse y apporter un peu de lui (se raconter sa propre histoire) pour les combler. Dans Irma Vep, le personnage de Maggie Cheung, par une pirouette technique, devenait lui-même personnage de fiction sur la pellicule noir et blanc. Dans Fin août, le fait de ne pas montrer la mort de l’écrivain, qui était pourtant le cœur de l’intrigue, rapprochait les personnages car l’absence d’Adrien à l’image se confondait avec son absence pour ses amis. Ici, Assayas fait crépiter l’écran d’une multitude de signes sans que jamais on ne puisse les raccrocher à une émotion ressentie par Maureen. Peut-être parce que le frère, depuis le début, n’est resté qu’un fantôme dans le scénario. On aurait aimé qu’il nous hante un peu plus.

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