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À mon âge je me cache encore pour fumer : zone non-mixte

Sortie : 26 avril 2017. Durée : 1h30.

Par Thomas Messias, le 01-05-2017
Cinéma et Séries
Cet article fait partie de la série 'Écoutons les femmes' composée de 26 articles. Voir le sommaire de la série.

Des camps d’été décoloniaux aux groupes de parole réservés aux femmes, tout événement voulu comme non-mixte crée immanquablement le débat, généralement parce que ceux qui hurlent leur indignation y voient du racisme et/ou du sexisme inversé. Or il s’agit simplement de pouvoir s’exprimer entre pairs tout en évitant d’être parasité par celles et ceux qui ne subissent pas les oppressions dont il est question mais qui tiennent néanmoins à mettre leur grain de sel dans le débat. C’est exactement de cela qu’il s’agit dans le premier film de Rayhana, auteure de théâtre qui adapte ici sa propre pièce. Hormis son introduction et sa conclusion, qui se répondent de façon tragique, À mon âge je me cache encore pour fumer (beau titre) se déroule intégralement dans un hammam algérois, un beau (?) jour de 1995. Le lieu est fascinant et chargé de symboles. C’est une sorte de bunker où rien ne semble pouvoir arriver à ceux et celles qui y pénètrent. C’est aussi un endroit qui sembla un temps satisfaire tout le monde, les femmes comme les hommes : les unes parce que c’est le seul endroit où elles pouvaient se retrouver entre elles afin de dévoiler leur corps et leurs états d’âme, les autres parce que qu’ils imaginaient pouvoir avec ce lieu circonscrire les déplacements des femmes, contrôler leurs pensées et s’assurer qu’elles ne se dénudent que face à des personnes du même sexe.

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Inquiètes pour les générations à venir, les doyennes en viennent à se moquer éperdument de leur propre destin.

La première belle surprise du film, c’est son absolue fluidité. Malgré l’unité de temps et de lieu, À mon âge je me cache encore pour fumer ne ressemble jamais à du théâtre filmé, Rayhana parvenant à exploiter coins et recoins du hammam (un lieu d’exception déniché dans la ville grecque de Salonique) au gré d’une mise en scène ample et lisible mais qui ne tombe jamais dans la démonstration de force. Le propos intense et touffu ne fait que renforcer cette sensation de continuité : pas un temps mort, pas une baisse d’intensité, et ce malgré tout un tas de ruptures de ton pleinement voulues. Parmi les films féministes fraîchement arrivés sur les écrans français, le film de Rayhana a plus d’un point commun avec Je danserai si je veux, de la palestinienne Maysaloun Hamoud, et notamment cette aptitude à évoluer de part et d’autre d’un large spectre tragi-comique. Il a beau être question de viol conjugal ou d’attentats, les femmes du film parviennent régulièrement à mettre leurs douleurs entre parenthèses. Les héroïnes les plus âgées sont souvent les plus drôles, et ça n’est pas qu’une question d’interprétation (Biyouna plus punchy que jamais) : implicitement, il est dit que la perte totale d’illusions qui vient avec les années se traduit par un détachement croissant. Inquiètes pour les générations à venir, les doyennes en viennent à se moquer éperdument de leur propre destin. Existences sacrificielles que les générations suivantes ne manqueront pas de reproduire.

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Le film est parfois d’une violence extrême dans sa façon de créer des face-à-face entre des modes de pensées dont le caractère inconciliable n’a fait que semer la mort et les traumatismes. Il faut voir Nadia, étudiante insoumise au corps brûlé à l’acide, tenir tête à Zahia, islamiste convaincue qui se targue d’être la veuve d’un égorgeur professionnel. Réaliser que cet affrontement ponctuel relève d’une dynamique quotidienne, c’est commencer à mesurer l’horreur de la vie de Nadia et de ses semblables, confrontées à la barbarie sans jamais pouvoir s’en détourner. La seule limite de l’ensemble, c’est la théâtralité excessive de la conclusion : avec un propos aussi fort et aussi digeste à la fois, y avait-il besoin de pousser la démonstration jusqu’à faire entrer concrètement les personnages du film dans une spirale de violence physique ? Cette fin soulève le cœur, mais ce qui pouvait sans doute sembler plus naturel sur les planches ne parvient pas à se débarrasser totalement d’un soupçon d’artifice.

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Rayhana ne fait pas de cadeau à ces hommes qui, sur leurs plages horaires, se vident de leur semence comme des malpropres

À cette réserve près, À mon âge je me cache encore pour fumer résonne comme un témoignage féministe d’une force rare. Rien que par sa représentation des corps, le film se distingue de façon assez stupéfiante. Tourné par une équipe technique réduite et non mixte (aucun homme dans les parages), il montre un panel de femmes pouvant – au moins provisoirement – se libérer des injonctions liées à leur physique. Jeunes ou vieilles, minces ou grosses, elles semblent pouvoir enfin se laver du regard masculin, lubrique voire dictatorial. Et c’est ainsi que, malgré les divergences politiques et le fossé qui se creuse entre les générations, on les surprend (ce qui n’a rien de surprenant) à rêver d’un monde sans hommes, où tout serait plus simple et plus léger pour elles. Rayhana ne fait pas de cadeau à ces hommes qui, sur leurs plages horaires, se vident de leur semence comme des malpropres parce que le lieu “sent la femme”. Des monstres ridicules qui, à n’en pas douter, ont bien mérité d’être dépeints ainsi par une réalisatrice porte-parole de plusieurs générations de femmes qui en ont vu de toutes les couleurs.

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