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Okja : l’épatante farce du cochon

Présenté le 19 mai 2017 en sélection officielle (compétition). Durée : 1h58. Sortie sur Netflix le 28 juin 2017.

Par Damien Leblanc, le 20-05-2017
Cinéma et Séries
Cet article fait partie de la série 'Cannes 2017' composée de 22 articles. En mai 2017, la team cinéma de Playlist Society prend ses quartiers sur la Croisette. De la course à la Palme jusqu’aux allées de l’ACID, elle arpente tout Cannes pour livrer des textes sur certains films forts du festival. Voir le sommaire de la série.

Fable d’aventure tragi-comique défendant ouvertement la cause animale, Okja peut se voir comme une réactualisation et une modernisation de The Host, qui rendit en 2006 Bong Joon-ho célèbre auprès des cinéphiles du monde entier. Si ce n’est que la bête monstrueuse engendrée par l’irresponsabilité d’une base militaire américaine installée en Corée a cette fois laissé place à un super-cochon nettement plus affectueux, nommé Okja, qui vit en harmonie avec la jeune Mija au milieu d’apaisantes montagnes ; et que le monstre est cette fois campé par une vorace entreprise biotechnologique (le nom de Mirando renvoyant clairement à Monsanto) dont l’objectif est de transformer ce porc géant en viande particulièrement onéreuse. Le lien, digne de Mon Voisin Totoro (Hayao Miyazaki étant ici une référence assumée), qui unit l’animal à la jeune fille sera ainsi rapidement mis à l’épreuve par une épopée transcontinentale où interviennent différentes figures hautes en couleurs.

Bien conscient des visées désormais internationales de son cinéma (ici associé au nouvel empire américain qu’est Netflix), Bong Joon-ho prend pourtant soin de ne pas dénaturer son discours politique pour rester fidèle à ses idées originelles (comme en témoigne l’insistance comique sur le fait que « la traduction est une chose très importante »). Offrant à son propos anti-impérialiste un cadre cinématographique ouvertement burlesque voire grotesque, le cinéaste filme ses acteurs hollywoodiens – Tilda Swinton, Jake Gyllenhaal et Paul Dano en tête – comme des personnages de cartoons, manière d’affirmer que rien ne saurait être ordinaire ni innocent dans un monde dominé par des multinationales qui veulent s’accaparer toutes les ressources de la planète pour leur seul profit.

Le grand morceau de bravoure du film (une fantastique poursuite en camion qui dévoile d’importants enjeux scénaristiques tout en assurant un spectacle effréné) intervient d’ailleurs au moment où le duo d’héroïnes Okja et Mija se trouvent encore à Séoul, comme si Bong Joon-ho confirmait là sa propension à filmer dans son pays natal et son aisance à refuser le manichéisme simplificateur : plaçant les différents camps idéologiques (d’un côté les militants anticapitalistes de la cause animale et de l’autre les tenants de la privatisation outrancière) sous le même signe de la farce, l’œuvre déploie régulièrement une insolente musique de cirque qui désacralise les agissements des groupuscules idéalistes autant qu’elle rend clownesques les motivations pécuniaires des employés de Mirando.

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Tuer des animaux pour les manger ou décider de coexister avec eux en pleine empathie, telle est la question

Au-delà de toutes ces embardées satiriques, le film sait se recentrer dans sa dernière ligne droite sur un premier degré dévastateur qui rappelle que l’enjeu de l’affrontement consiste tout simplement à choisir la manière dont l’humanité envisage de vivre son avenir : tuer des animaux pour les manger ou décider de coexister avec eux en pleine empathie, telle est la question. Passant par de terribles séquences d’abattoirs dignes d’une vision orwellienne, Bong Joon-ho indique sans ironie aucune qu’il faut pouvoir se battre jusqu’au sang pour garder intacte l’éventualité de goûter, comme à la fin de The Host, à une existence tranquille où cohabitent plusieurs générations et plusieurs espèces. Car le monde que nous habitons est bel et bien celui d’une barbarie à visage humain (l’apparition d’une brutale société militaire privée est par exemple une allusion directe à la controversée Blackwater Worldwide qui fit de graves dégâts dans les années 2000).

Désireux d’abolir les frontières entre genres cinématographiques et de démanteler les barrières entre espèces, le propos du film s’accorde finalement avec son statut d’objet industriel hybride, financé par Netflix. Car si Okja ne sortira par exemple pas dans des salles de cinéma françaises, il est légitime de se demander si son discours antispéciste ne trouvera finalement pas un écho plus percutant en touchant directement ses spectateurs au cœur de leur foyer et près de leur frigidaire. Si Bong Joon-Ho prouve ici, aidé par la photographie céleste de Darius Khondji, qu’il continue à réaliser des plans et des compositions pleinement cinématographiques, sa collaboration avec la plateforme de SVOD américaine constitue une mise en abyme supplémentaire du questionnement qui a parcouru le récit : face aux mutations qui risquent de déshumaniser l’économie mondiale, comment garder son âme et sa bienveillance sans céder aux seules sirènes du profit ? Avec sa réponse pleine d’inventivité artistique et de foi dans la fiction, Bong Joon-ho, nouveau Joe Dante de notre époque, apporte sa précieuse pierre à l’édifice.

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