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Rafiki : amours empêchées

Présenté le mercredi 9 mai à Un Certain regard. Durée : 1h22.

Par Esther Buitekant, le 11-05-2018
Cinéma et Séries
Cet article fait partie de la série 'Cannes 2018' composée de 24 articles. En mai 2018, la team cinéma de Playlist Society prend ses quartiers sur la Croisette. De la course à la Palme jusqu’aux allées de l’ACID, elle arpente tout Cannes pour livrer des textes sur certains films forts du festival. Voir le sommaire de la série.

Rafiki est arrivé sur la Croisette avec une aura de film évènement : premier film kényan sélectionné à Cannes, réalisé par une femme (Wanuri Kahiu) et sujet, l’homosexualité féminine, qui lui a valu la censure dans son pays pour “incitation au lesbianisme”. Avant même de l’avoir découvert, beaucoup voyaient déjà dans Rafiki la sensation de ce début de festival. Mais tout cela suffit-il à faire un grand film ? Rafiki est avant tout un symbole puissant, un film utile et politique.

Adapté d’une nouvelle de l’auteure ougandaise Monica Arac de Nyeko, Rafiki  (“ami” en swahili) évoque l’histoire d’amour entre deux jeunes femmes tout juste sorties de l’adolescence. À Nairobi, capitale bouillonnante du Kenya, la jeune Kena (Samanta Mugatsia) vit seule avec sa mère et aspire à devenir infirmière. Dissimulant son corps longiligne sous des vêtements informes et préférant la compagnie des garçons avec qui elle joue au foot, Kena apparaît d’emblée comme un personnage atypique. Face à elle, Ziki (Sheila Munyva), aussi féminine que Kena est androgyne, virevolte dans les rues de la ville, en jupe courte et nattes multicolores. La jeune femme rêve de voyages et d’un avenir ailleurs.

Rafiki montre l’Afrique autrement. Ziki, si elle ne vit pas dans l’opulence, fait partie d’une classe moyenne qui vit confortablement. Voilà qui tranche avec la vision occidentale habituelle de l’Afrique, continent livré à la guerre, au sida et à la pauvreté. L’horizon de Kena est plus limité : elle vit dans un tout petit appartement et les cordes à linge qui barrent la cage d’escalier sont comme une grande toile qui enferme la jeune fille. Mais la grande ville est là, dans quelques plans larges qui laissent voir des immeubles modernes, des rues commerçantes, des terrains de sport. La mégalopole kényane est comme n’importe quelle mégalopole du monde. On s’y amuse, on y travaille, on y vit heureux. On essaie de s’aimer, aussi.

Comment deux femmes peuvent-elles s’aimer au Kenya en 2018 ?

Shakespeare est passé par là et les pères de deux jeunes filles se livrent une bataille acharnée aux élections locales. Les héritières de ces Capulet et Montaigu modernes vont tomber amoureuses presque instantanément. Mais comment deux femmes peuvent-elles s’aimer au Kenya en 2018 ? C’est évidemment l’indéniable force du film que de montrer une histoire d’amour lesbien dans un pays dont le président, Uhuru Kenyatta, déclarait il y a encore quelques semaines à la télévision que l’homosexualité allait à l’encontre de la culture et de la société kényane. Mais Kena et Ziki refusent d’être “la Kényane de base”, comme elles le disent en riant. Devenir mères de famille nombreuse et faire la cuisine, très peu pour elles. Elles veulent plus, elles veulent voir au-delà des frontières de cette communauté dont le film montre avec plus ou moins de justesse les codes et les rites. La vie du quartier s’organise autour du bar à ciel ouvert et de l’église évangélique. Les rapports entre les habitants sont à la fois faits de solidarité et d’une violence latente, entre commérages et regards de travers. Elle est plus explicite dans les sermons du prédicateur homophobe et les insultes dont est victime un jeune garçon efféminé. Les personnages sont malheureusement assez caricaturaux et, en dehors des deux héroïnes, dépeints avec un manque de subtilité parfois embarrassant. 

Si on ne saurait reprocher à cette histoire sa simplicité, on pourra tout de même regretter que la réalisatrice ne donne à son récit plus de densité. Elle ne fait par exemple rien de cette toile de fond politique qui n’apparaît alors que comme un obstacle supplémentaire, et inutile, à l’histoire d’amour entre Kena et Ziki. On sent l’urgence de tout dire, au risque de manquer de rester en surface sans rien approfondir. 

Mais Wanuri Kahiu filme avec beaucoup de sensualité et de douceur la naissance de cet amour interdit. La caméra s’attarde sur les regards, les bouches, le grain de peau. La scène dans la boîte de nuit, presque comme un clip, voit les deux jeunes femmes danser sans honte, leurs corps se frôlant puis se rencontrant dans un ballet aux couleurs pop et acidulées. Mais c’est finalement lors de rendez-vous clandestins, dans une vieille camionnette décorée, véritable îlot de douceur sur un terrain vague, que Ziki et Kena vont se retrouver et s’aimer physiquement pour la première fois. C’est aussi là que la haine populaire les rattrapera. Les coups et les insultes pleuvent, l’amour est là mais sa possibilité n’est plus. 

Le constat du film est évidemment navrant. Alors que l’Afrique du sud voisine autorise le mariage gay depuis 2006, le Kenya en est encore à clamer l’illégalité de l’homosexualité. Rafiki ne pouvait espérer meilleure tribune que celle du plus important festival de cinéma au monde. Mais reste surtout à espérer que le film puisse être vu dans son pays. Pas comme un grand film de cinéma, ce qu’il n’est pas, mais comme un formidable vecteur de tolérance et d’ouverture. 

Reste aussi le délice d’entendre parler swahili, cette langue si belle et si complexe, dont la forme, la grammaire, la musicalité sont inaccessibles à l’occident. Demeure aussi la grâce folle des deux comédiennes, incarnations vibrantes d’une jeunesse africaine en marche.

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