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Girl d’Edna O’Brien : ceci est mon monde

Paru le 5 septembre 2019 aux éditions Sabine Wespieser Traduction : Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat

Par Guillaume Augias, le 05-09-2019
Littérature et BD
Cet article fait partie de la série 'Rentrée littéraire 2019' composée de 9 articles. Playlist Society fait sa rentrée littéraire 2019. Voir le sommaire de la série.

Boko Haram signifie peu ou prou éducation interdite. Très directement inspiré de l’enlèvement en avril 2014 de 276 écolières nigérianes par des djihadistes, ce livre de la grande romancière Edna O’Brien est une épreuve tout autant qu’un monument, dès à présent, de la littérature mondiale. Tout le style sec et ramassé de l’Irlandaise, sa poésie rentrée, se déploie avec le plus grand des courages (comme le souligne J.M. Coetzee en quatrième de couverture). Ainsi en à peine dix pages, entre « le marécage était le seul foyer que nous connaissions » et « saurai-je un jour de nouveau ce qu’est un foyer », l’âme humaine a le temps de se dissoudre sous la plume d’O’Brien.

Emmenée par ses ravisseurs au plus profond de la forêt sauvage en compagnie de ses camarades pour rejoindre d’autres jeunes filles déjà réduites en esclavage, Maryam découvre un camp sordide où elle sera chargée de préparer les repas, ou plutôt une tambouille innommable. Régulièrement brutalisée et violée, elle est bientôt mariée de force à Mahmoud, qui s’est engagé dans les rangs des rebelles pour sauver la peau de sa mère. Lors d’une attaque il perd finalement tous les siens puis sa jambe et ne verra jamais sa fille tout juste née, Babby, mais l’aidera quand même à fuir le camp avec Maryam et Buki, une autre otage s’arrachant de l’horreur. 

Une fois qu’elle s’est évadée, Maryam est torturée par la peur que les insurgés la rattrapent, par la crainte des bêtes sauvages et surtout par la faim. Sans subsistance, ses seins n’ont pas de lait à offrir à Babby qui pleure le jour entier (« Elle ne connaissait pas les mots. Elle connaissait la terreur. »). Désespérée par la mort qui l’entoure, en proie au délire, Maryam la chrétienne décide d’abandonner son bébé comme on le fit jadis avec Moïse, en le laissant glisser dans une corbeille sur les eaux du fleuve. Mais des femmes nomades recueillent Babby et la lui ramènent. Madara, l’une d’entre elles, soigne Maryam et lui redonne un tant soit peu le goût de vivre. L’espoir luit dans l’ombre.

Le viol est la structure même du drame au cœur du roman

La suite, qui devrait ressembler au paradis retrouvé, s’avère beaucoup plus étrange et perverse. D’un poste militaire où un commandant lunaire lui cite du Shakespeare et lui lit du Dickens à des fêtes de retrouvailles qui n’ont de fête que le nom et où des officiels se poussent du col, Maryam s’aperçoit vite qu’elle embarrasse plus qu’autre chose et qu’on craint la marque du djihad sur elle et sur sa fille. Maryam encaisse tout, seule. « Vous n’y étiez pas. Vous ne pouvez pas savoir ce qui nous a été fait. Vous vivez du pouvoir, et nous de l’impuissance. »

Si ce livre est si fort c’est qu’au-delà du récit édifiant, il avance un propos politique crucial. Il s’agit du viol, et du viol comme arme politique. Le viol est la structure même du drame au cœur du roman. Qu’il soit ritualisé dès le premier jour de détention, rendu quotidien, individualisé dans le cadre du mariage imposé ou devenu monnaie d’échange contre de la nourriture, le viol est le rapport au monde le plus immédiat de l’enfer que décrit Maryam. Et s’il est tout d’abord presque impossible à comprendre pour une jeune femme tout juste réglée et à peine enlevée, il est très vite absolument impossible à éviter.

Lire Girl c’est accepter de faire une nouvelle entrée, en conscience, dans le monde tel qu’il est.