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La Fracture de Nina Allan : un avenir déclassifié

Paru le 22 août 2019 aux éditions Tristram - traduction : Bernard Sigaud

Par Alexandre Jordeczki-Maréchal, le 27-09-2019
Littérature et BD
Cet article fait partie de la série 'Rentrée littéraire 2019' composée de 9 articles. Playlist Society fait sa rentrée littéraire 2019. Voir le sommaire de la série.

Par un anonyme samedi d’été, en juillet 1994, échappant à la torpeur d’un monde décevant, la jeune Julie Rouane disparaît. Elle vient de découvrir l’infidélité de sa mère, s’est disputée avec sa meilleure amie, ne semble pas être au clair avec ses propres désirs. Les raisons sont nombreuses pour qu’elle ait décidé de tout laisser derrière elle. 

Ne la voyant pas revenir, sa famille s’inquiète, la police lance des recherches, l’enquête conduit à quelques arrestations. Mais tout cela restera vain, Julie est introuvable. 

Pour ceux qui restent, une nouvelle vie commence. Après l’épuisement et la folie, le père de Julie s’effondre, victime d’une crise cardiaque. Il avait, jusqu’à son dernier souffle, entrepris de retrouver sa fille, persuadé qu’elle était toujours en vie, quelque part, ici ou ailleurs. Sa mère, elle, s’est tôt faite à l’idée qu’elle était morte, et a donc, malgré l’impossibilité du deuil, décidé de passer à autre chose. Quant à la jeune sœur de Julie, Selena, dont on entend la voix dans la première et la troisième partie du roman, elle se condamne, plus ou moins consciemment, à une vie sans beaucoup d’éclat, restant dans cette même ville triste de Manchester, plus vraiment théâtre des rêves mais lieu témoin de la disparition de sa sœur. 

« Elle ne s’était jamais précisément reproché le destin de Julie, mais n’est-il pas vrai, en partie du moins, qu’elle s’était à cause de lui refusé le droit à la vie qu’elle aurait pu vivre en d’autres circonstances ? »

La Fracture aurait ainsi pu être un roman sur le deuil, sur la reconstruction d’une famille disloquée par le drame, mais ce n’est pas tout à fait cela. Car, coup de théâtre, Julie réapparait. Vingt ans plus tard, par le biais d’un coup de téléphone nocturne, sa voix parvient jusqu’aux oreilles de Selena. Les deux sœurs se retrouvent. Le doute sur la véritable identité de cette sœur ressortie de nulle part est très vite balayé. Selena reconnaît Julie, le sang devançant la raison. Plus étrange, en revanche, est le récit que la disparue fait de ces vingt années loin des siens. 

Le roman bascule. 

Julie n’a pas disparu, elle a changé d’univers, changé de monde. Au sens littéral, elle s’est retrouvée sur une autre planète.

La Fracture aurait ainsi pu être un roman sur le deuil, sur la reconstruction d’une famille disloquée par le drame, mais ce n’est pas tout à fait cela

Se met en place alors un puzzle immense dont on trouve chaque pièce au détour d’une page, d’une phrase a priori anodine, ou d’une référence répétée sans être brutalement soulignée. Le lecteur, alors, est en voyage. Il parcourt les deux mondes : Manchester, Angleterre, sur Terre et Fiby, Ville-État de la planète Tristane. La géographie, géologie, sociologie, histoire de cette planète sont parfaitement documentées, extraits d’atlas à l’appui. Julie, qui prend la parole dans la deuxième partie du livre pour expliquer son histoire, était très jeune fascinée par les trous noirs (ce qui, à la lecture du livre, apparaît comme une évidence). C’est donc avec une rigueur toute scientifique qu’elle décrit la planète où elle a vécu, recueillie par un couple de frère et sœur (l’inceste, sur Tristane, n’est pas forcément un crime) qui certifie que Julie est née et a toujours vécu à Fiby avant qu’elle ne s’égare sur Terre (pour épaissir davatange le mystère).

Tout est à la fois insensé et parfaitement plausible. Comme Alice lorsqu’elle traverse le miroir, un monde nouveau s’ouvre lorsque l’on franchit le miroitement de l’eau de Hatchmere Lake, où se sont concentrées l’essentiel des recherches lors de la disparition de Julie. On se pose tantôt la question de la santé mentale de Julie, puis de celle de Selena. Le récit de Julie est-il imaginaire ? Elle-même livre une clé : 

« J’y ai reconnu toutefois quelque chose. Un peu de mon propre désir de m’échapper d’une vie pour aller dans une autre, le besoin horriblement douloureux de précipiter le changement. » 

Au point de créer de toute pièce une autre planète ?

Ou bien est-ce Selena qui fantasme de possibles retrouvailles avec sa grande sœur ? Parce que le récit de Julie – que l’on imagine rapportée par Selena – offre quelques bégaiements avec la première partie – racontée du point de vue de Selena. Ainsi, dès le premier chapitre, Selena rencontre un voisin qui range ses livres de façon aléatoire car, dit-il, « quand vous rangez des livres par ordre alphabétique sur une étagère, vous cessez de les remarquer ». Cette même phrase est prononcée – mot pour mot – par la femme qui recueille Julie, sur la planète Tristane. 

Il ne s’agit pas ici du seul va-et-vient entre les deux mondes. Il existe, tout au long du livre, de multiples parallèles entre la réalité (de Selena) et les fictions rapportées par Julie. On pourrait relever avec précision tous les points qui font se superposer les récits : des histoires de poisson-chat, des aller-retours en Malaisie, des références à Pique-nique à Hanging Rock (un film dont le sujet est la disparition, puis la réapparition, de jeunes filles).

On pourrait noter l’ironie qui enveloppe le fait que Julie et Selena, lorsqu’elles étaient adolescentes, cherchaient à démasquer les aliens cachés parmi leur voisinnage (inspirées par la série X-Files) et le séjour extra-terrestre de Julie sur Tristane. Évoquant une clé laissée (sans hasard) dans un film de David Lynch, Nina Allan semble nous aiguiller vers une espèce d’issue de secours, dévoilant un autre chemin dans ce labyrinthe si gigantesque qu’il se tient à cheval entre deux mondes. 

Tout est à la fois insensé et parfaitement plausible

Le lecteur se trouve alors face à une multiplication de récits, les uns enchassés dans les autres. Il y a le récit de Julie, émaillé de rédactions d’élèves, d’articles scientifiques ou de romans divers. Dans les deux parties du roman qui accompagnent Selena, il y a des coupures de presse, datant de la disparition de Julie ou d’ajourd’hui, il y a des rapports de police. A la manière des poupées russes (et l’image n’est pas anodine puisqu’un des personnages, longtemps secondaire, vient de Russie et évoque l’Ukraine), un premier récit en dévoile un autre, qui ouvre sur un troisième. Et, sans l’annoncer, Nina Allan dépose çà et là toutes les clés permettant d’ouvrir ces tiroirs, participant à la reconstitution du puzzle.

En un sens, quelle importance que le récit de Julie – s’il existe ailleurs que dans la tête de Selena – soit réel ou imaginaire ? Quelle importance de savoir si Julie est morte en 1994 ou si elle s’est téléportée sur une autre planète ? Le propos du livre n’est, finalement, pas là. 

Il s’agit de croire ou non. Il s’agit de vivre, ou non, la vie qui se présente. Il s’agit de préférer, ou non, la vie qu’on aurait pu vivre si un événement tragique n’avait pas eu lieu. 

« Julie avait scindé le monde en deux quand elle avait disparu, et cette division était si prononcée qu’on pouvait presque la voir, si on y réfléchissait, comme un embranchement sur la route. »

Il s’agit plutôt de tomber dans la faille qui sépare deux mondes (la Terre et Tristane, ou le réel et le fantasme), se laisser glisser dans le labyrinthe souterrain qui a été découvert (d’ailleurs, le métier de la femme qui recueille Julie sur Tristane n’est-il pas cartographe de villes englouties ?). 

Lire ce livre, c’est explorer le gouffre qui sépare l’entre-deux, c’est parcourir la fêlure, c’est relier l’os brisé. 

Avec, une fois le roman refermé, l’envie de réparer la fracture.