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Matrix Resurrections de Lana Wachowski : le retour de l’être aimé

Par Erwan Desbois, le 03-05-2022
Cinéma et Séries
À l'occasion de la sortie du film en DVD et Blu-Ray.

« Merci de nous avoir donné une nouvelle chance. » Jusque dans sa réplique finale, Matrix Resurrections se veut enjoué et prodigue – afin de nous faire partager le plaisir sincère, pris par celles et ceux qui l’ont fait, à avoir rempilé une fois de plus. Mais la question au cœur du film est marquée du sceau de l’angoisse, face à deux mouvements qui suivent des directions opposées : sur le plan individuel, l’expérience de la perte d’énergie et de résolution que cause l’inéluctable vieillissement ; alors même qu’au niveau collectif, les oppressions et les menaces qu’il est nécessaire de combattre regagnent en vigueur après une période d’accalmie. Les Wachowski, leurs protagonistes Neo et Trinity et leurs interprètes (Keanu Reeves, Carrie-Ann Moss) avaient la trentaine quand il s’agissait de déclencher la révolution avec le premier Matrix – un âge où l’on est prêt à se sacrifier pour ses idéaux. Un quart de siècle plus tard, la perspective de remonter sur les barricades, pour affronter un ennemi régénéré comme au premier jour de lutte, semble de prime abord un poids trop lourd à porter.

Comme David Lynch dans la troisième saison de Twin Peaks, Lana Wachowski traite avec une grande honnêteté de la difficulté du retour d’un héros resté trop longtemps dans les limbes après son sacrifice, au corps et à l’esprit désormais usés. Lana Wachowski le formalise crûment dans le cas de Neo : il ne sait plus voler, et les insurgés venus l’extraire de son nouvel emprisonnement dans la Matrice devront s’y reprendre à plusieurs fois avant qu’il accepte de les suivre – non parce qu’il aurait changé de camp, mais car la flamme de la révolte est ensevelie en lui sous plusieurs couches de lassitude et d’engourdissement. Neo et Dale Cooper sont deux Ulysse des temps modernes, qui découvrent qu’ils n’ont plus de foyer autre qu’un être aimé. La détresse insupportable que provoquerait la perte de ce dernier point d’attache (Trinity pour Neo) est ce qui déclenche le passage à l’action, conjuguée à l’éventualité d’une autre perte qui serait tout aussi dévastatrice – se voir dépossédé de sa propre histoire et du sens à lui donner.

Ces deux besoins vitaux, l’amour et le contrôle artistique, sont communs au parcours de Neo au sein du film et à celui de Lana Wachowski pour le concevoir

Ces deux besoins vitaux, l’amour et le contrôle artistique, sont communs au parcours de Neo au sein du film et à celui de Lana Wachowski pour le concevoir. Cette dernière a construit son écriture de Matrix Resurrections à partir du postulat suivant : un jour ou l’autre une suite sera faite, quoi qu’elle en dise, car Matrix est devenu quelque chose de trop gros, culturellement, économiquement, pour qu’il en aille autrement. Le seul moyen de ne pas voir son œuvre trahie, vidée de sa substance, est de prendre les choses en main, afin de récupérer le contrôle de son récit – et, au passage, en profiter pour se dissocier expressément des mauvaises utilisations qui en ont été faites par certains milieux. Matrix Resurrections est pour la plus grande part, et de manière littérale, la projection méta de ce péril, puis de sa contestation. Sans tricher ni se dédire, Lana reprend là où elle et sa sœur les avaient laissées en conclusion du troisième volet, Matrix Revolutions : oui, Neo et Trinity étaient bel et bien morts. Mais parce qu’ils représentent une source de profits potentiels mirobolante, le pouvoir en place au sein des machines n’a pu se résoudre à les laisser reposer en paix. L’appât du gain se double d’une cruelle ironie lorsque dans ce cadre, Neo redevenu Thomas Anderson (son identité imposée au début du premier Matrix) se voit assigner pas ses supérieurs la tâche de travailler au développement d’un quatrième épisode de Matrix, initié à des fins purement mercantiles.

Cette mise en abyme de l’œuvre d’art dans l’œuvre d’art sert de socle à une métaphore des violences faite aux personnes trans encore plus tranchante que dans la première trilogie. À travers le calvaire de Neo piégé dans son dead name1 et dans l’exécution des directives stériles d’un studio, ce que Lana Wachowski met en images est un chemin possible, mortifère, qui s’ouvrait à elle alors qu’elle s’appelait encore Larry et qu’Hollywood n’attendait que de l’ingérer suite au succès de Matrix. Sous la surface de la satire (qui brocarde avec mordant l’absurdité d’une création artistique guidée par les études de marché et les considérations marketing), ce segment du film est empli de détresse – Neo y est au bout du rouleau, suicidaire – et de désarroi, face à la prise de conscience que les morts et leurs récits peuvent être instrumentalisés, retournés. Peu importe ce que l’on a accompli ou porté comme cause, être vivant est la condition nécessaire pour être libre ; d’où l’urgence du sauvetage de Neo, dans le film et en dehors de celui-ci.

Toutes les frontières, physiques et symboliques, sautent comme des bouchons de champagne et la non-binarité s’applique aux individus comme au collectif

Contre le camp de ceux qui dégradent le virtuel en un instrument d’exploitation du réel (l’histoire de Neo, vitale pour lui et son auditoire, transformée en machine à billets sans âme), Matrix Resurrections défend une pratique du virtuel permettant au contraire de se reconnecter au réel – à l’insu de son employeur, Neo crée un monde virtuel miniature donnant à ses joueurs et personnages les clés pour le libérer de sa geôle. Les membres de la bande rebelle qui répond à cet appel à l’aide sont pour la plupart interprétés par des comédiens de la série Sense8, l’œuvre précédente des sœurs Wachowski ; et à tous les niveaux de lecture, c’est l’esprit d’émancipation et d’empathie de cette création qui vient sauver Neo d’un Matrix 4 formaté et bâclé. L’esthétique du film s’éloigne de celle de la première trilogie, embrassant la photographie lumineuse de Sense8 et intégrant des idées novatrices expérimentées par les Wachowski dans cette œuvre, pour inventer une nouvelle narration par le montage. L’image devient une représentation non plus seulement du réel, mais aussi des connexions immatérielles entre les êtres, les lieux, ou encore les époques – Matrix Resurrections juxtapose ses propres images et des extraits de la première trilogie, comme des réalités parallèles, des existences similaires vécues sous des formes différentes, plus qu’un rapport entre récit au présent et flashbacks.

Le fond du propos est pareillement chamboulé. Toutes les frontières, physiques et symboliques, sautent comme des bouchons de champagne et la non-binarité s’applique aux individus (les personnages de Morpheus et de Trinity sont sujets à des hybridations aussi étonnantes qu’excitantes) comme au collectif – qui réunit êtres de chair, de métal et de code œuvrant de concert. Matrix Resurrections figure un passage de témoin semblable à celui entre deux générations de militants. À l’angoisse et la lassitude des vétérans Neo et Trinity, la jeune vague queer réplique par son exubérance et son culot, communicatifs au point de permettre aux premiers de voler à nouveau.

1  Le ‘dead name’ est le prénom de naissance d’une personne ayant décidé d’en changer en raison de sa transidentité. Le renvoi insistant d’une personne trans à son dead name est un marqueur fort de transphobie.