Au grand jamais de Jakuta Alikavazovic : le roman hantologique
Publié le 22 août 2025 aux éditions Gallimard
Huit ans après L’Avancée de la nuit, roman hors norme sur la manière dont le passé s’imbrique avec le présent pour nous plonger dans le futur, et quatre après Comme un ciel en nous (Prix Médicis Essai 2021), récit sur le père de l’autrice, Jakuta Alikavazovic revient avec un projet qui est une sorte de fusion des deux précédents : une fiction conçue autour des relations de l’écrivaine avec sa mère – Une mère qui a disparu deux fois : quand elle a mis un terme à sa carrière de poétesse, et quand elle est décédée –, à travers laquelle elle questionne nos héritages, ce qui se transmet et ce qui se perd.
L’Avancée de la nuit mettait déjà en scène un personnage inspiré par la mère de l’autrice : Nadia, la mère d’Amélia, l’héroïne. Nadia, qui avait connu la guerre à Sarajevo, et dont l’ombre planait sur tout le roman. Le portrait est ici complété, sans être volontairement complet. Consciemment et inconsciemment, tant on ne peut jamais connaître nos parents et tant les mystères persistent. Il y a ici une vie secrète, celle de la mère en Yougoslavie, et une vie commune, celle de l’existence parisienne.
« Quelque chose finira bien par apparaître, me disais-je ; mais tout disparaissait », écrit Jakuta Alikavazovic. Comme toujours dans son œuvre, il est question des fantômes du passé, du visible et de l’invisible, de la place de l’art dans notre monde de plus en plus sécuritaire. Le sujet étant trop intime pour ne pas s’impliquer, Jakuta Alikavazovic fait le choix de l’autofiction, mais sans jamais se mettre en scène. Ce qui lui permet néanmoins de faire résonner littéralement ce texte avec le reste de son travail. « J’avais écrit quelques livres, dit-elle. On avait dit de mon style qu’il était chimique, en effet il y avait des apparitions, des disparitions, j’avais réussi à dissoudre plusieurs personnages en quelques phrases et, une fois, un cinéma entier. » C’est vrai, mais on peut se demander si chez Alikavazovic, ce qui disparaît et réapparaît ne relève pas de la chimie, mais plutôt de l’indicible.
Son approche est hantologique, au sens du néologisme créé par Jacques Derrida, sur la base de la première phrase du Manifeste du Parti communiste, de Karl Marx et Friedrich Engels : « Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme ». Derrida définit ces fantômes qui nous hantent comme « une étrange voix, à la fois présente et non présente, singulière et multiple, porteuse de différence, aussi fantomatique que l’être humain, différente d’elle-même et de son propre esprit. Il est un autre et plus d’un autre. Il désarticule le temps. Il est une trace. Quoique venant du passé, portant un héritage, il est imprévisible et surtout irréductible ». Ce concept, qui a donné lieu à des courants artistiques dans le domaine de l’art contemporain et de la musique – avec notamment les productions du label Ghost Box, James Leyland Kirby, Burial ou encore Ariel Pink – trouve sa parfaite incarnation avec Au grand jamais, qui est habité par le couple présence / absence, et où un vers de poésie peut hanter les actions, sans que l’autrice en soit pleinement consciente. C’est un livre de perceptions et de sensations.
Derrière les disparitions de la mère se cachent des luttes pour le pouvoir et la survie. Une guerre pour trouver sa place dans le monde. Jakuta Alikavazovic écrit : « C’est dans ma longue incapacité à dire, à écrire je que s’est le mieux manifestée l’histoire des miens, une histoire que je trahis du simple fait de vouloir la déployer ; une histoire où il est préférable, pour survivre, de ne pas être soi. » Dans ces quelques mots se jouent tout l’enjeu de ce texte : pour être, il ne faut pas être. Il faut se glisser dans les interstices. Et c’est probablement pour cela que Au grand jamais n’est pas une autobiographie, mais un roman.
Comme tous les autres textes de Jakuta Alikavazovic, il s’agit d’une œuvre d’une richesse inouïe qu’on peut lire et relire, pour y découvrir de nouvelles subtilités et de nouveaux fantômes.